mardi 11 janvier 2011

Enquête sur l'éducation artistique. La Plume, 1903.



La Plume, N° 333, 1er mars 1903

Deux façons d'envisager l'oeuvre d'art :
L'une, dont l'individualisme cache mal l'ignorance : l'autre qui semble tendre, au contraire, par son élargissement, à plus de vérité.
Entre l'une et l'autre de ces deux façons de juger, se trouve à mon sens un problème.
J'ai cherché à le formuler en posant à quelques-uns parmi les plus notoires de nos contemporains la question suivante :
L'éducation artistique du public est-elle nécessaire ?

Maurice Rousselot.

Octave Mirbeau.

On le craint, et les psychologues de l'avenir accepteront que le puissant écrivain du Calvaire ait su éveiller chez ses contemporains un sentiment semblable. Ils expliqueront que ceux-ci étaient trop ennemis de la sincérité pour avoir jamais pu accepter l'âpre franchise de celui qui prépare en ce moment, et à leur intention, une nouvelle leçon. L'ardent défenseur de toutes les grandes causes d'art de cette époque m'écrit :

Cher Monsieur,

Vous me posez des questions auxquelles je ne saurais répondre ex abrupto. Elles touchent à trop de choses graves et vitales, elles sont trop complexes, pour qu'il soit permis de risquer, sans de longues méditations, même le plus succinct aperçu.
D'abord il faudrait s'entendre sur ce que c'est que l'art. Or, personne n'entend l'art de la même façon. Pour les uns, l'art c'est l'expression de la nature et de la vie ; pour les autres, c'est le contraire. Il y en a même – et ce sont les plus nombreux – qui disent de l'art que c'est un accident spontané, et comme une déformation de la sensibilité.
Pour moi, l'art ce n'est pas autre chose que « l'intelligence de la forme », aussi bien dans le domaine physique que dans ce que nous appelons le domaine moral. On n'arrive à cet art que par des observations très longues et de très patientes études. C'est un accroissement continu de l'individu, le résultat d'une culture générale, car je ne crois pas que l'on puisse séparer l'art des autres connaissances humaines et l'enfermer dans l'obscur espace de l'instinct.
C'est pourquoi je pense que dans les conditions morales, politiques et sociales où nous vivons, l'art ne peut être l'apanage que de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse : qu'il ne saurait être sensible au public, c'est—à-dire à la masse sociale qui ne vit, ne pense, n'agit que d'après la loi des conventions arbitraires et du mensonge, et qu'avant de donner une éducation artistique au public, il faudrait l'y préparer par le long et impossible enseignement de la vérité... si tant est qu'il y ait une vérité dans la vie et que nous la connaissions.

Octave Mirbeau.

N° 334, 15 Mars 1903.


Emile Verhaeren

Un poète ; un grand « artiste » au sens le plus large, le plus généreux du mot. Sans cesse il veut agrandir, élargir son effort : il a chanté d'abord son pays : Les Flamandes, Les Moines ; puis cherchant à donner un rythme à ses pensées sociales et morales, à les faire plus « prenantes », si j'ose dire, il a écrit Les Aubes, Les Visages de la vie : tout récemment enfin emporté par un nouvel élan, la foi, la croyance dans la science, dans le travail, dans l'effort de la création, il nous a donné Les Forces tumultueuses.
Entre-temps, il a fondé à la « Maison du Peuple » de Bruxelles une section d'art. Voici sur ce problème de l'éducation artistique du public l'expression de sa pensée :

Pour les écrivains et les artistes qui créent, c'est-à-dire qui se libèrent de l'instant présent, le sens artistique du public apparaîtra toujours faussé. On peut toutefois affirmer que jamais ce sens ne fut aussi dévoyé qu'aujourd'hui.
La réclame s'est installée à la première page des quotidiens. Les revues seules s'intéressent encore à la beauté. Malheureusement, à part les écrivains et les poètes, nul ne les lit. La masse n'est point touchée.
Au reste, l'art lui-même se retira, voici quarante ans déjà, sur la montagne. Il fit grève splendidement, il rompit ses attaches avec le peuple d'où il sortit.
A cette heure, quelques-uns comprennent que les tours d'ivoire doivent tomber, et que les grands poètes et les grands artistes ont été les premières victimes de l'isolement auquel ils se sont condamnés. Qu'ils soient restés admirables, oui. Mais de quelle autre émotions frissonneraient leurs oeuvres, s'ils étaient entrés en communion avec l'univers entier dont la foule, au même titre que les forces énormes de la nature fait partie. Ah ! Sentir ce que pensent, éprouvent et veulent les foules héroïques et passionnées ; les foules qui à chaque quart de siècle se renouvellent ; les foules des villes souveraines, les foules d'où se lèvent les génies, les foules qui font et défont les empires ! Les étudier dans leurs moeurs, dans les familles qu'elles fondent, dans les hommes nouveaux que, d'âge en âge, elles poussent devant elles pour que les idées bougent, se transforment et fatalement, s'entre-dévorent. Depuis le romantisme, on étudie le passé. Laissons-le dormir au moins pendant quelques années dans le linceul de notre respect et de notre émotion attendrie. Nous l'avons dérangé, galvanisé et fatigué, outre mesure.
Or, pendant l'exil des grands poètes et des hauts écrivains sur les Aventins rebelles, est survenue toute la troupe des médiocres et des artistes veules qui, peu dégoûtés d'eux-mêmes, se sont mis en contact avec la masse et lui ont servi les mets vulgaires de leur cuisine. Les journaux, les théâtres, les librairies exhalent depuis lors de terribles odeurs. Ils empoisonnent le goût, et de plus en plus descend vers le néant la mentalité contemporaine.
Que la bourgeoisie continue à aimer et à prôner cet art morne ou lubrique, peu importe, la bourgeoisie est une classe vouée à l'inertie prochaine. Mais que l'art à succès d'aujourd'hui entame le peuple, voilà ce qu'il faut éviter par des luttes sans trêve. L'art doit se purifier. Il importe qu'il soit, non pas tant un luxe ni le décor magnifique où se meut une nation, qu'un merveilleux réconfort pour elle. Qu'il réfléchisse comme un miroir toute l'histoire d'une race, ses grandeurs et ses revers, ses luttes et ses victoires, toutes les pensées anciennes, mais surtout qu'il dévoile et qu'il projette des pensées d'avenir.
Une morale et une éducation basées sur l'admiration seraient les moyens les plus sûrs d'éveiller la vie haute chez l'enfant. Nous manquons de professeurs d'enthousiasme et les pédagogues abondent. En outre, bien que nous soyons en ce vingtième siècle où tant d'efforts se liguent pour enseigner, où l'on multiplie les livres, les conférences et les universités, il n'existe point encore de vrais théâtre populaires. Or, rien n'est plus exaltant pour l'homme que de se sentir foule, et se sentant foule, de se grandir jusques à l'art. Et puis, ne pourrait-ont faire du dimanche, un jour exclusivement de beauté, comme les prêtres en font un jour religieux ? On imagine un calendrier où des Pâques et des Noëls, consacrés à de grandes fêtes esthétiques, embelliraient toute la terre.
Les artistes, plus que ne l'étaient les anciens rois, sont des conducteurs d'hommes. Ils persuadent par leurs oeuvres. Ils s'adressent à l'intime de notre être. Ils créent un nouvel esprit chaque fois que l'une d'elles, claire et puissante, paraît. Leur pays, et s'ils sont grand, le monde, vit et s'exalte en eux. Que le peuple les écoute qu'il vienne à eux par les chemins qu'une éducation nouvelle aura tracés, qu'il choisisse les plus grands – ce sont d'ailleurs les seuls qui efficacement existent – et les temps suprêmes de la Grèce renaîtront bientôt.
Voilà le rêve. Mais, quels seront les maîtres éducateurs qui inventeront les méthodes sûres pour l'atteindre un jour ?

Emile Verhaeren.

Frantz Jourdain.

Sa qualité de « Président du Syndicat de la Presse Artistique », et plus encore la vaillance avec laquelle on l'a vu et on le voit encore soutenir toute cause qui lui paraît belle et vraie, m'ont fait un devoir de questionner M. Frantz Jourdain. Voici ce qu'il m'a répondu :

Certainement l'éducation esthétique est nécessaire. Elle me semble même aussi indispensable à un artisan et à un bourgeois qu'à un professionnel, car le génie de quelques-uns ne suffit pas pour élever le niveau intellectuel d'un peuple, il faut encore que la masse ou tout au moins une majorité active comprenne les oeuvres de l'élite, les aime, les respecte, les admire et s'en nourrisse. Il serait en effet à craindre que l'influence, sur leurs contemporains, d'un Rodin et d'un Carrière restât fort dubitative, si ces mêmes contemporains méprisaient ou seulement ignoraient les productions de ces artistes hors pair et se pâmaient d'enthousiasme devant les horreurs d'un Barrias ou d'un Bouguereau. Actuellement, cette influence met un demi-siècle pour s'imposer, c'est trop long.
Le jour où l'ouvrier se passionnera pour la Victoire de Samothrace, la Symphonie avec choeurs, les toiles de Rembrandt et les vers de Baudelaire, nous aurons bien des chances pour voir enfin triompher le goût, et pour que notre oeil ne soit plus blessés par les ignominies qui s'étalent un peu partout, aussi bien dans les magasins que dans les intérieurs riches et pauvres.
Rien sans art, comme l'a si finement dit Roger Marx.
Si l'on veut atteindre un résultat peut-être moins utopique qu'on le suppose, puisque n'importe quel portefaix grec possédait un sens du Beau que je souhaiterais à nos fastidieux milliardaires, il faut non pas modifier, mais radicalement supprimer l'éducation artistique contemporaine et chercher autre chose. A l'école des Beaux-Arts comme au Conservatoire, l'instruction donnée aux élèves est détestable et abêtit les êtres les mieux doués. Il suffit de regarder les produits d'une pareille culture pour se convaincre de la nocuité des méthodes employées par les maîtres.
A trois ou quatre exceptions près les artistes dont s'honore la France au XIXe siècle ou n'ont jamais mis les pieds dans ces bastilles ou se sont empressés de s'en évader.
On enseigne le droit, les sciences exactes, la médecine, la grammaire, la tactique militaire, tout ce qui se montre précis, dogmatique, indiscutable, en dehors de toutes appréciations diverses ou de jugements personnels, mais on apprend pas l'art. Dans ce sens, un professeur doit se contenter d'expliquer et de montrer la technique, je dirai presque le côté mécanique d'un art, mais il faut qu'il se garde bien de violenter une intelligence, de martyriser une conscience, d'asservir une imagination, de fausser une vocation, de façonner à sa guise un cerveau, d'imposer ses convictions à un être jeune et indécis qui n'a encore ni la force de marcher seul, ni la volonté de résister à des suggestions extérieures.
Quand l'Etat encourage de ses plus brillantes faveurs la parfaite médiocrité de M. Gérôme et passe méprisant devant la puissante personnalité de M. Degas, il commet un véritable crime contre la morale publique. Il vaudrait mille fois mieux qu'il se désintéressât radicalement des questions artistiques et portât sa sollicitude exclusive sur les moyens les plus rapides de massacrer nos semblables, car, à mon sens, un enseignement mauvais, comme celui dont nous sommes actuellement gratifiés, est plus à redouter qu'une absence totale d'éducation.

Frantz Jourdain.


Parlant de l'Etranger de M. d'Indy, du « Pelléas » de M. Debussy, un critique musicla, M. Pierre Lalo, écrivait récemment : « Devant de telles oeuvres on ne peut s'empêcher de songer que la France seule en crée d'aussi vivantes et d'aussi neuves... C'est chez nous qu'est aujourd'hui la vie de la musique.
Je ne saurais mieux dire pourquoi je me suis fait un très agréable devoir d'aller solliciter M. Vincent d'Indy et M. Debussy.

Vincent d'Indy.

L'éducation artistique doit, à mon sens, être complète ou nulle.

Il y deux espèces de bon public :
1° Celui qui ne compte que des gens informés, c'est-à-dire connaissant d'une façon approfondie l'art qu'ils prétendent juger.
2° Celui qui est exclusivement composé d'individus totalement ignorants de ce qui touche le métier artistique.
Ceux-ci ont des chances d'être bons juges s'ils savent se laisser guider par leur coeur, par leur sentiment, faculté qui trompe rarement quand on se livre à elle d'une bonne fois simple et naïve.
- Il y a une espèce de mauvais public. Celui qui se recrute parmi les demi-savants, gent haïssable ; (en musique, les personnes qui ont appris l'harmonie).
Ce public-là, en toute sorte d'art, est essentiellement délétère.
En somme l'éducation du public ne me paraît nécessaire que si elle peut être complète... ce qui est bien difficile pratiquement.
Si cette éducation est incomplète, elle est, à mon avis, tout à fait nuisible à la bonne entente de l'oeuvre d'art.

Vincent d'Indy.

Claude Debussy.

L'éducation artistique du public ma âraît la chose la plus vaine qui soit au monde !
A un point de vue purement musical elle est impossible, sinon nuisible !
Beaucoup trop de gens s'occupent d'art à tort et à travers... Comment, en effet, empêcher quiconque se supposant quelque éducation artistique, de se croire immédiatement apte à pouvoir faire de l'art ? C'est ce qui me fait craindre qu'une diffusion d'art trop généralisée n'amène qu'une plus grande médiocrité. Les belles floraisons de la Renaissance se sont-elles jamais ressenties du milieu d'ignorance qui les ont vues naître ?
Et la musique, quoiqu'elle ait dépendu de l'Eglise ou d'un Prince, en a-t-elle été moins belle ?
En vérité, l'amour de l'art ne se donne pas plus qu'il ne s'explique.

Claude Debussy.


N° 335, 1er Avril 1903

Remy de Gourmont.

Le sens artistique du public contemporain ?

Il est beaucoup trop développé. C'est-à-dire que trop de maîtres de hasard ont appris à la foule à admirer selon les règles. On pourrait peut-être enseigner l'art d'admirer, mais à quoi bon désigner ce qu'il faut admirer ? Cela ne sert qu'à fausser l'exercice normal de la sensibilité.
Les mêmes gens qui passent par milliers sur ce pont, indifférents à ce merveilleux coucher de soleil, ce paysage de lumière, d'eau, de feuilles et de pierre, vous pouvez en arrêter la moitié devant une toile grossière au bas de laquelle vous écrirez : chef-d'oeuvre d'un grand peintre. Voilà ce que j'appelle le sens artistique du public contemporain. Il est synonyme de parfaite obéissance. J'aime mieux l'ignorance complète, celle qui laisse intacte la sensibilité ou l'insensibilité naturelle.
S'il serait bon d'enseigner l'art d'admirer ? Peut-être, mais comment ? Cultiver une sensibilité, l'assouplir, la fortifier en la libérant de sa grossièreté native ou de ses préjugés, quel poète n'a essayé cela en vain sur une femme, sur un ami ?
Le public, qu'est-ce que c'est que ça ? Cela a-t-il un système nerveux central ? Est-ce un être unique ? Non, vous me perlez de deux cent mille physiologies différentes pour commencer ; vous n'attendiez donc que ce qui leur est commun à tous, que ce qui fait leur commune banalité. D'ailleurs, l'homme qui vit à Paris dans un site de beautés si diverses, parmi tant de musées, de galeries, au milieu des poèmes et des musiques, - et qui n'a pas le sentiment de l'art, est un incurable.

Remy de Gourmont.

Maurice Maeterlinck.

1° - Il serait, je crois, possible de démontrer que le sens artistique du public contemporain est inférieur à ce qu'il fut jamais. Cela est probablement attribuable à la diffusion plus facile, par l'imprimerie, les images, etc, de ce qui n'est pas beau, à l'influence de l'industrialisme et de ses engins généralement laids qui faussent l'éducation de l'oeil...
2° – Cette éducation artistique est absolument nécessaire (exemple des Grecs, de la Renaissance italienne), sinon l'art sera de plus en plus ce qu'il est déjà aujourd'hui, c'est-à-dire un phénomène isolé, rare, hasardeux, exceptionnel, et n'ayant plus que des rapports extrêmement précaires avec l'évolution générale de la masse qui seule importe dans l'histoire de l'espèce humaine.

Maurice Maeterlinck.

Ont également répondu à cette enquête : Alfred Bruneau, Eugène Carrière, Maurice Denis, Gustave Geffroy, K. Groos, Lucien Magne, Constantin Meunier, Charles Morice, J.-F. Raffaëlli, Auguste Rodin, Gabriel Séailles, Robert de la Sizeranne.



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