mardi 25 janvier 2011

Albert Samain par Francis Jammes.







Léon Bocquet : Albert Samain, sa vie, son oeuvre. Préface de Francis Jammes. Société du Mercure de France, 1905, 284 pages.

Préface

Le front d'Albert Samain se ridait comme se ride celui de ma mère : de bas en haut. Le bras avait ce geste élégant d'une cigogne qui ramène en arrière sa patte. Il avait le corps et la face minces. Le regard bleu, sous un binocle, devenait parfois céleste, c'est-à-dire remontait et blanchissait. Dans ces moments, sa tête se renversait et ce regard s'élevait encore jusqu'à disparaître sous les paupières, qui se fermaient un court instant. De nouveau, le geste élégant de la cigogne, qui ramène en arrière sa patte, reprenait. Les doigts semblaient accrocher de l'invisible. Puis, à la table devant laquelle il était assis, Samain s'accoudait. Et, tandis qu'il lançait une épaisse bouffée de cigare, la paupière battant encore, la tête de plus en plus renversée, il me regardait attentivement.
Albert Samain était un cygne. Je ne m'exprime pas presque pas, ici, au figuré. Du cygne, il avait l'harmonieuse roideur et le regard. Ce n'est point le regard acéré, furieux, blessé, de l'oiseau de proie, mais l'impassible regard de la bête sacrée qui se détacha et s'envola de la frise du temple, le regard qui ne reflète que l'apparence des choses qui s'écoule, sous lui, dans les eaux du fleuve. Du cygne, il avait la glaciale et triste attitude née peut-être de cet orgueil d'avoir un jour couvert Léda. Cygne ami de l'ombre ! Je l'aperçus voguant, épanoui, sur l'étang du Jardin de l'Infante.
L'eau s'enfonçait, indéfiniment verte, dans des bleus infinis. Des belles, attardées et renversées sur la mousse parmi des tulipes et des cristaux, offraient en gémissant les fruits ronds de leurs robes-à-paniers à des Lindors exaspérés :

Les gondoles sont là, fragiles et cambrées,
Sur l'eau dormeuse et sourde aux enlacis mourants ;
Les gondoles qui font, de roses encombrées,
Pleurer leurs rames d'or sur les flots odorants.

(Au Jardin de l'Infante.)

... Mais lui, le cygne, il ne détournait pas la tête. Il n'écoutait pas la soie frissonner sous des mains savantes, ni le bourdonnement des mandores uni au crépitement sec et léger des sphinx nocturnes, ni le froissement des oiseaux ni les cris de volupté doux et rauques gémis par les Pierrots de Beardsley dans l'ombre lunaire, au pied des statues et des urnes. Il n'écoutait pas les murmures de cette splendeur que lui-même engendrait comme un nouveau Jupiter-Cygne, non plus que la marée montante de sa gloire... Il n'écoutait que les cloches d'une église qui sonnaient là-bas, je ne sais où, dans un pays qui n'est pas le mien, dans la contrée où sont les choses que l'on ne voit pas. Il n'écoutait que le carillon de cette église des Flandres, de cette église où priait une vieille femme.

Francis Jammes.



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