lundi 3 septembre 2007

Huysmans Chez le Coiffeur



Que la vie devait être insupportable aux naturalistes, et à Huysmans en particulier, quand une simple séance chez le coiffeur, se transformait en supplice, alors que sorti, le grognon s'oublie et qu'il lui vient des idées folichonnes, déjà les démangeaisons et le rhume le terrassent à nouveaux.


L’on s’assied devant une psyché d’acajou qui contient, sur sa plaque de marbre, des lotions en fioles, des boîtes à poudre de riz en verre bleu, des brosses à tête aux crins gras, des peignes chevelus et sales, un pot de pommade ouvert et montrant la marque d’un index imprimé dans de la pâte jaune.
Alors l’odieux supplice commence.
Le corps enveloppé d’un peignoir, une serviette tassée en bourrelet entre la chair du cou et le col de la chemise, sentant poindre aux tempes la petite sueur de l’étouffement, l’on reçoit la poussée d’une main qui vous couche le crâne à droite, et le froid des ciseaux commence à vous faire frissonner le derme.
Au bruyant cliquetis de fer que le tondeur agite, les cheveux s’éparpillent en pluie, tombent dans les yeux, se logent dans les cils, s’attachent aux ailes du nez, se collent aux coins des lèvres qu’ils chatouillent et piquent, tandis qu’une nouvelle poussée de main vous couche subitement le crâne à gauche.
Tête à droite, tête à gauche, fixe, et ce va-et-vient de Guignol continue, aggravé par le galop des cisailles qui manœuvrent autour des oreilles, courent sur les joues, entament la peau, cheminent le long des tempes, barrent l’œil qui louche, ébloui par ces lueurs claires.
- Monsieur, veut-il lire le journal ?
- Non, merci.
- Un beau temps, n’est-ce pas, monsieur ?
- Oui.
- Il y a des années que nous n’avons eu un hiver aussi doux.
- Oui.
Puis, un temps d’arrêt ; le funèbre jardinier s’est tu. Il vous tient maintenant l’occiput entre ses deux poings, et le voilà qui, au mépris des plus simples règles de l’hygiène, vous le balance, en haut, en bas, très vite, penchant sa barbe sur votre front, haleinant sur votre figure, examinant dans la glace de la psyché si les crins tondus sont bien de longueur égale ; le voilà qui émonde, par-ci, par-là, encore, et qui recommence à faire cache-cache avec votre tête qu’il tente, en appuyant dessus, de vous rentrer dans l’estomac, pour mieux juger de l’effet de sa coupe. La souffrance devient intolérable.
Ah ! où sont-ils donc, les bienfaits de la science, les anesthésiques vantés, les doux chloroformes, les apaisants éthers ?
Mais le coiffeur halète, épuisé par ses efforts. Il souffle comme un bœuf, puis se rue de nouveau sur votre caboche, qu’il ratisse maintenant avec un petit peigne et rabote sans trêve avec deux brosses.
Un soupir de détresse vous échappe tandis que, déposant ses étrilles, il secoue votre peignoir.
- Monsieur veut-il une friction ?
- Non.
- Un shampooing alors ?
- Pas d’avantage.
- Monsieur à tort, cela rafraîchit le cuir chevelu et détruit les pellicules.
D’une voix mourante, l’on finit par accepter le shampooing, las, vaincu, n’espérant plus s’échapper intact de cet antre.
Alors une rosée coule goutte à goutte, sur votre tignasse que l’homme, les manches troussées, récure ; puis tantôt cette rosée qui sue se change en mousse, et, stupéfié, l’on s’aperçoit dans la glace, coiffé d’un plat d’œufs à la neige que de gras doigts crèvent. Le moment est venu où le supplice va atteindre son acuité suprême. Brutalement, votre tête voltige comme sur des raquettes entre les bras du pommadin qui rugit et se démène ; votre cou craque, vos yeux jaillissent, la congestion commence, la folie menace. Dans une dernière lueur de bon sens, dans une dernière prière, l’on implore le ciel, le suppliant de vous accorder un genou, une tête de veau, de vous rendre chauve. L’opération touche à sa fin pourtant. L’on se lève, chancelant, pâle comme sortant d’une longue maladie, guidé par le bourreau qui vous jette la tête dans une cuvette, vous la saisit à la nuque, l’asperge à grands flots d’eau froide, puis la comprime fortement à l’aide d’une serviette et la reporte dans le fauteuil où, pareille à une viande échaudée, elle gît sans mouvement, très blanche.
Il ne reste plus, après les cruelles souffrances endurées, qu’à subir le dégoût des manipulations finales, l’enduit de poix rance, écrasée dans les paumes et plaquée sur le crâne écorché de nouveau par les dents des peignes.
C’est fait, on est dégarrotté, debout, libre. L’on écarte les offres de savon et de lubin qui vous sont faites ; l’on paye et l’on fuit, à toutes jambes, de l’odieuse boutique, mais au grand air, l’égarement s’efface, l’équilibre revient, les pensées reprennent tranquillement leur marche.
On se trouve rajeuni. En même temps qu’il vous sarclait le poil, le merlan vous a, comme par miracle, allégé de dix ans ; des fraîcheurs d’âme, des idées folichonnes éclosent, mais elles se fanent presque aussitôt, car les démangeaisons que procurent les cheveux coupés, tombés sous la chemise, se font sentir. Et lentement, couvant un rhume, l’on retourne chez-soi, admirant l’héroïsme des religieux dont les chairs sont, nuit et jour, volontairement grattées par l’âpre crin des durs cilices.

LE JOURNAL POUR TOUS Supplément hebdomadaire illustré du Journal N° 30, mercredi 26 Juillet 1893, in-4. Illustrations en noir Eugène Courboin. Ce texte sera repris dans De Tout en 1902, sans la "bande dessinée" de Courboin.


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