(1e partie)
Maurice ROLLINAT
(1846-1903)
(1846-1903)
2e partie
Il est arrivé ainsi, les années se succédant, les poèmes s’accumulant, à écrire sur la nature un ouvrage très abondant, presque didactique, extraordinairement renseignant, malgré la manière d’être sensitive, frissonnante, exaltée, du poète. Il s’était, en effet, épris des choses. Il admettait tout, aimait tout, décrivait tout. – les éléments, les météores, les saisons, les heures, le vent, le ciel, la pluie, la neige, la canicule, le froid, l’eau, le crépuscule, la mer, - les animaux : la vache, le chien, le mouton, le cheval, la taupe, le chat-huant, le merle, le coucou, le brochet, l’anguille, le serpent, l’insecte… Mais sous cette nomenclature, quelle vie émouvante ! La pitié des choses et pour les êtres pénétrait de plus en plus cette poésie, le décor de nature où passaient de pauvres silhouettes humaines accueillies et consolées par la pensée du poète : le laboureur, la bergère, le casseur de pierres, le crétin, la folle.
On trouvera, dans Paysages et paysans, cette observation des gens de la campagne, agrandie, approfondie, présentée en des analyses exactes, en des dialogues véridiques. On entend parler le père Eloi, sacristain-fossoyeur, les trois ivrognes au cabaret, le vieux pâtre, le vieux laboureur, le meunier, le fou-errant, l’enjôleur de village, le maquignon, la fille amoureuse, le braconnier, la mendiante, la veuve, le bon curé… Les caractères sont expliqués, comme les professions sont décrites, le langage est d’une vivacité pittoresque, avec ses raccourcis, ses élisions. Rollinat voulait écrire une pièce dramatique et comique dont l’action se serait passée au village, et qu’il aurait entremêlée de musique. Les éléments de cette pièce sont évidemment dans ce livre de Paysages et paysans, avec des décors vraiment admirables : Les Genêts, L’Ile verte, Paysage gris, Journée de printemps, La Forêt magique, Le Val des ronces, Le Soleil sur les pierres, Magie de la nature, L’Etang du mauvais pas, La Chataigneraie.
Les recueils de morceaux de prose : En errant, et de pensées détachées : Ruminations, parus après la mort de l’auteur, ont complété, sans la changer, sa physionomie littéraire. Ce sont de magnifiques descriptions de l’eau, du feu, des paysages, des réflexions sur la musique, sur les visages, sur les mains, sur la vie humble qu’une lanterne sourde éclaire au ras du sol, des pensées qui forment la libre et solide documentation de l’Abîme, et ces deux chapitres, qui ont la sombre éloquence de deux sermons philosophiques : Ce que dit la vie, Ce que dit la mort. Le dernier livre de Rollinat : Fin d’œuvre, réunit ses derniers vers pour lesquels il avait indiqué le titre de : Songes, et aussi des vers de jeunesse laissés çà et là, parmi lesquels ses admirables interprétations d’Edgar Poë, le génie qu’il a élu entre tous. On a donné comme conclusion à cette existence de poète un certain nombre de lettres écrites à sa mère, à son cousin, à ses amis : elles achèveront de faire connaître l’homme, le montreront en accord harmonieux avec le poète.
Reprenez tous ces livres, Rollinat vous apparaîtra définitivement pénétré de la joie des choses, tel qu’il l’a exprimée dans la Journée divine, compréhensif de la grandeur et de l’obscurité de la vision qu’il célèbre par la Prière, vaguant par les chemins, ivre de la chaleur du soleil, ou enfermé dans sa petite maison au milieu de l’immense silence de la neige. Le délicieux rondeau de la Bête à bon Dieu dit sa manière d’être et la beauté de son art :
La Bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau,
C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud,
Comme le fait sur l’herbe chaude
La bête à bon Dieu.
Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut
La bête à bon Dieu.
C’est le même poète qui a écrit les vers somptueux : Au jardin, - qui a fait tinter les mots mélancoliques du Glas du soir, - qui a jeté comme des pelletées de terre les phrases graves et assourdies du Vieux cimetière. Tout se tient, en cette œuvre de nature, les vastes descriptions, les minutieux inventaires, les états d’esprit du poète. Quand il a vécu devant les choses et qu’il les a célébrées, quand il a écouté le bruit du soir qui lui fait entendre « comme un appel confus vers de lointains voyages », il conclut par le Conseil de la nuit :
Viens la nuit qui me dit : « Va ! ne regrette point !
Puisque pour posséder l’univers dans ton coin
Tu n’as qu’à regarder l’espace et les nuages. »
Sans cesse hors de chez lui, c’est pendant les longues marches aux flancs des collines, aux creux des ravins, pendant des heures de pêche au bord de l’eau lumineuse, que Rollinat sentait cette âme éparse qui lui inspirait ses poèmes. Que de fois, nous, ses amis, qui avons vécu auprès de lui, nous avons eu la nette perception que cet être bon et charmant, si intelligent, si gai, si amusant, était vraiment le compagnon de ces arbres, l’interlocuteur de ces eaux chuchoteuses, le véritable feu-follet de ces marécages ! Combien de fois ne nous est-il apparu comme le solitaire-né de cette solitude, destiné à glorifier et à expliquer ce qui l’entourait, à porter la parole pour les humbles et les silencieux, pour les êtres rencontrés, silhouettes des champs et des routes, pour les animaux aux yeux expressifs, pour les végétaux fragiles, pour les lourdes pierres, pour les nuages fugitifs.
Cette affinité particulière est le caractère essentiel de la poésie et de la musique de Maurice Rollinat. Dans ces descriptions véridiques, dans l’éloquence rythmée de ses vers, dans les cris, les sanglots et les soupirs d’extase de sa musique, les sérénités des matins, les ardeurs des midis, les mélancolies des soirs se réfléchissent, - les appels de l’espace, les bruits d’épouvante, les plaintes des nuits d’orage et de bourrasque se répercutent.
De sa maison bâtie entre les deux Creuses, maison toute basse, juchée haut, il avait sa fenêtre ouverte sur l’étendue. Tout ce qui passait sur la route, chaque bruit qui venait des champs, chaque état du ciel était un événement pour le sensitif désireux de l’isolement possible et des infinies occupations de la vie agreste. Le mot qu’il écrivait sur la page blanche brille donc avec toute son intensité, comme l’être surgi dans la plaine. La mélodie de douleur ou de sérénité qui venait à ses lèvres s’entend comme un chant de passant sur une grande route, comme la roulade de pur cristal d’un oiseau perdu dans la nuit.
La musique de Rollinat, c’est une sensibilité aux prises avec le mystère de la nature, c’est une pensée en dialogue avec elle-même au milieu des foules et dans la solitude, dans le bruit des villes et dans les champs si lumineux et si frais le matin, si roses et mélancoliques le soir. Ses mélodies, ce sont les voix de la campagne, du vent, des arbres, de la rivière, des appels douloureux, des plaintes de volupté triste. Les musiciens peuvent nier la science de Rollinat, ils ne peuvent nier son instinct profond. Qu’ils analysent l’effet produit et recherchent sa cause, qu’ils nous rendent compte, s’ils le peuvent, de l’étrange phénomène, de l’émotion née de ces chants, de ces accords. On mettra tout au compte de l’interprétation du poète et du musicien par lui-même. Rollinat eut, il est vrai, le don du diseur et du chanteur à un degré prodigieux. Ceux qui l’on entendu garderont toujours en eux l’écho de cette voix incomparable, à la fois grave et aérienne, résonnante comme le bronze et le cristal, si mordante et si tragique, puis si douce. Cela n’aurait pas suffi. Il aurait été impossible à Rollinat de fanatiser son auditoire avec les seules qualités physiques de l’expression du visage et de la puissance de la voix. S’il n’y avait eu qu’une matérialité de moyen mise au service de rien, ceux qui auraient été pris et étonnés une fois n’y auraient pas été repris.
Ils auraient regretté leur étonnement, ou tout au moins ils auraient passé outre. Mais ils ont été les captifs et les fanatiques de leur impression première.
Nous en appellerons au témoignage que Barbey d’Aurevilly a laissé de son émotion en de nobles et belles pages, et au témoignage de tant d’autres, des écrivains, des savants, des philosophes, Goncourt, Cladel, Daudet, Clémenceau, des musiciens aussi, et des femmes qui n’ont pas à manifester pour des opinions, à certifier de leurs joies d’esprit, de leurs troubles de cœur, et qui ont gardé la sensation intacte, au fond d’elles-mêmes.
La personne et l’art de Rollinat ont eu, en effet, un public immense, mais fragmenté, composé des spectateurs d’une soirée, de camarades rassemblés dans quelque salle du quartier latin, d’amis réunis en des chambrées restreintes. Ce sont déjà là des expériences décisives, se contrôlant les unes les autres. Il en fut d’autres encore. J’ai entendu le poète dans la petite église de Fresselines, où le conviait l’excellent curé, l’abbé Daure, devenu son ami et l’ami de ses amis ; je l’ai entendu chanter des airs glorieux et simples composés pour cette nuit de Noël. Il chantait, Louis Mullem tenait l’harmonium, et je puis dire l’attention haletante de la foule paysanne au-dessus de laquelle planait cette voix dominatrice.
Comme la poésie de Rollinat, sa musique aura probablement son renouveau. Le soir où ses poésies seront dites, où sa musique chantera dans un orchestre, s’envolera par une voix de femme, la certitude se fera que son piano et sa voix, à lui Rollinat, ne constituent pas tout son art. On s’apercevra enfin que cet art existe par lui-même, s’il est traduit par des compréhensifs, et qu’il y avait un poète sous l’acteur, un musicien sous le chanteur, une pensée sous les paroles, un rythme sous les douceurs, les mélancolies et les cris passionnés de sa voix.
Je serais heureux si j’avais pu parvenir à faire un peu réapparaître ce disparu, l’homme qu’il était, l’esprit qui était en lui, le résumé de son individu, sa vraie signification, la preuve qu’il laisse de son passage à travers l’existence.
Chez lui, l’accord était absolu entre la vie et l’art. Ceux qui l’ont connu en certifient, et ceux qui lisent le devinent en scrutant ces confidences invisibles et muettes, qui pourtant existent, entre les lignes imprimées. Il n’est pas besoin d’avoir vu le poète à Paris, dans son logis de la tranquille et provinciale rue Oudinot, au milieu des jardins par-dessus lesquels luisait si doucement, le soir, le dôme doré des Invalides. Il n’est pas nécessaire, non plus, d’avoir vécu près de lui des jours de vie campagnarde, dans son village de la Creuse. A lire ses livres et à déchiffrer sa musique, on apprendra facilement l’intime vérité, on saura la dominante de son être.
Cette dominante, c’est un goût invincible de nature, un amour inné du visage de la solitude, des aspects permanents de l’espace, de tout ce qui existe autour de l’homme, de ce qui était avant lui, de ce qui sera après lui, de ce qui l’enveloppe d’énigme, l’assaille de mystère : le vent, le ciel, la mer, le chaleur, le froid, la pluie, la neige, le voix de l’eau.
Pour bien apercevoir et juger Rollinat, il faut arriver à cette opinion qu’il était étranger à la vie de grandes villes où nous vivons inscrits et catalogués depuis la naissance jusqu’au dernier soupir. Malgré l’éducation classique qu’il y était venu chercher, les emplois qu’il avait dû y tenir, les costumes à la mode d’une année quelconque qu’il avait dû endosser, et malgré qu’il fût un causeur charmant, un être infiniment sociable, distingué, bien élevé, jusqu’au raffinement de la politesse, malgré tout cela, Rollinat n’était pas un personnage social, un monsieur assoupli aux conventions urbaines, heureux d’aller dans le monde, d’occuper un fauteuil aux premières représentations, dressé à la promenade du boulevard.
Il a fait parfois tout cela, il a mimé tout cela, parce qu’on y est toujours plus ou moins forcé, mais c’était, chez lui, sans conviction aucune. Cela ne l’empêchait pas d’être violemment intéressé, en poète, par le spectacle de Paris, par le remuement et le bruit de champ de bataille d’une telle agglomération vivante déferlant par les rues, entre les hautes maisons. Il aimait la foule, la variété des aspects de la ville, et l’un de ses plaisirs, lors de ses venues à Paris, était de s’en aller, à la manière de Hugo, sur une impériale d’omnibus, d’où il se récréait de mouvement et d’imprévu, très amusé par le défilé saccadé des marionnettes humaines. Le comique de la redingote et du chapeau haut de forme était loin de lui avoir échappé.
Aussi, avec cet état d’esprit instinctivement opposé aux sérieux bourgeois et à l’activité de la finance, et, malgré ses facultés exceptionnelles, discoureur d’une originalité rare, musicien d’un pouvoir de séduction incomparable, il n’a pas été compris comme il devait l’être. Dans une société où tout le monde est en scène, ce fut lui, le doux naïf, qui fut accusé de cabotinage. On ne vit pas qu’il ne jouait aucun rôle, qu’il se donnait tel qu’il était, qu’il passait à travers les milieux les plus différents de Paris comme à travers les brandes et les chemins creux de son pays. On lui demandait de dire des vers, il en disait. On le suppliait de se mettre au piano et de chanter, il s’installait et chantait. Il apportait avec lui sa passion native, sa nervosité exaltée – il faisait entendre la voix des choses.
C’est cette voix qui chantait en lui. Rollinat, avec la nature d’artiste la plus fine, était avant tout un rustique imprégné de toutes les influences de force et de douceur de la campagne, des musiques de l’air et de l’eau, des arômes de la terre et des végétaux. Quand il promettait, aux premiers jours de sa jeunesse, en publiant ses vers de début, d’avoir son cabinet d’études « dans les clairières des forêts », lui-même ne savait pas avoir si complètement raison et fournir si exactement le pronostic de son existence future. C’est ainsi pourtant que l’a ordonné la logique secrète qui était en lui et à laquelle il a obéi.
Nous, ses amis, nous l’avons connu ainsi, et nous devons notre témoignage à ce charmant être. Il n’est plus. Après avoir perdu celle qui vivait auprès de lui, et qui fut une compagne aimante et dévouée, sa santé, toujours incertaine, s’est altérée. Il a pris peur de la déchéance physique, il a voulu en finir avec une existence qu’il craignait affreuse, lamentable. Mais tout ce qui a été dit et imprimé dans les journaux est contraire à la vérité. Rollinat était parfaitement lucide et sa légère blessure était cicatrisée, le jour où il est mort à Ivry, le 17 octobre 1903, d’une maladie d’intestin dont il souffrait de puis longtemps. Les journalistes de ce temps-là ont été, en général, durs et aigres pour ce grand poète, ce délicieux artiste. On ne lui avait pas pardonné, sans doute, d’avoir quitté Paris, d’avoir renoncé à la vogue. Ce départ de Rollinat, cette solitude acceptée après ce moment de gloire, c’est pourtant une fière et honnête décision, et qui a été tenue. On continuait néanmoins à le traiter de cabotin, alors qu’il était tout seul, sur le bord de la Creuse, à pêcher à la ligne.
Il n’y fut pas toujours seul. Quoi qu’on en ait dit encore, bien légèrement, il avait une grande tendresse pour ses amis de Paris et sa joie éclatait lorsque l’un d’eux descendait de char-à-bancs au seuil de sa chaumière, de même que la tristesse envahissait son visage au moment du départ. Il restait sur le pas de sa porte jusqu’au dernier moment, regardant l’ami s’en aller, et c’est un de ces jours-là certainement, qu’il à écrit ces lignes qui sont dans son œuvre posthume, En errant : « Les si tristes adieux terminés, à la seconde où la distance va les effacer l’une pour l’autre, deux personnes qui s’aiment tendrement se font comme jaillir l’âme de leurs yeux pour s’embrasser encore une fois dans un dernier regard ! »
Tous ceux qui ont passé par la petite maison de Fresselines garderont fidèlement le souvenir des hôtes qui les ont accueillis. Maurice Rollinat est pour jusqu’à la fin dans leur mémoire, avec la gaieté l’inattendu, l’éloquence haute et la cocasserie extraordinaire de sa conversation lorsqu’il présidait la table du déjeuner et du dîner, servant à la fois ses convives, ses chiens, ses chats et le petit cheval qui passait la tête par la fenêtre et parfois entrait, lui aussi, dans la salle à manger. Il faisait alors l’effet d’un Robinson qui aurait reçu des visites dans son île. Au dehors, si l’on était seul avec lui, par les chemins qui descendent vers la rivière, c’est la conversation la plus douce, la plus confidente, la plus intelligente mais aussi la plus prévenante, discrètement désireuse de savoir votre vie, votre santé, vos travaux, abondante en conseils et toujours se terminant, comme toutes ses lettres, par : « Revenez-ici, vous y serez libre, vous y serez bien. » Il s’arrêtait parfois, tirait un petit carnet de sa poche, vous lisait les vers qu’il avait composés, les observations, les pensées qu’il avait notées. L’après-midi se vivait ainsi, en marches, en causeries, en pêches. Le soir, et très avant dans la nuit, c’était la fête de la musique, Rollinat au piano, un être magnifique, éprouvant et vous faisant éprouver toutes les violences et toutes les douceurs, un artiste frissonnant et extasié dont la voix tour à tour terrible, angélique, aérienne, s’en allait, par les nuits d’été, dans le grand silence de la campagne, le grand silence où l’on entendait aussi parfois le bruit de la Creuse passant sur ses rochers, comme les flots de la mer se retirant sur les galets du rivage.
Ceux qui ont vécu à Fresselines auprès de Rollinat retrouveront un peu de leurs sensations dans ces pages préliminaires, qu’ils sauront compléter. Pour les autres, puissé-je leur donner le désir de lire les livres du poètes mal connu, de connaître la musique du musicien dédaigné. C’est ainsi que l’artiste prendra sa vraie place dans l’opinion. Ce sera justice. Le souvenir de l’homme excellent, au cœur tendre, à la belle intelligence, vivra douloureusement chez ceux qui l’ont aimé et qu’il a aimés. Nous ne vous oublierons pas, mon cher Rollinat, nous nous souviendrons de votre gaieté et de votre tristesse, nous entendrons votre parole et votre chant, nous relirons les pages où votre main a écrit votre témoignage de la vie.
On trouvera, dans Paysages et paysans, cette observation des gens de la campagne, agrandie, approfondie, présentée en des analyses exactes, en des dialogues véridiques. On entend parler le père Eloi, sacristain-fossoyeur, les trois ivrognes au cabaret, le vieux pâtre, le vieux laboureur, le meunier, le fou-errant, l’enjôleur de village, le maquignon, la fille amoureuse, le braconnier, la mendiante, la veuve, le bon curé… Les caractères sont expliqués, comme les professions sont décrites, le langage est d’une vivacité pittoresque, avec ses raccourcis, ses élisions. Rollinat voulait écrire une pièce dramatique et comique dont l’action se serait passée au village, et qu’il aurait entremêlée de musique. Les éléments de cette pièce sont évidemment dans ce livre de Paysages et paysans, avec des décors vraiment admirables : Les Genêts, L’Ile verte, Paysage gris, Journée de printemps, La Forêt magique, Le Val des ronces, Le Soleil sur les pierres, Magie de la nature, L’Etang du mauvais pas, La Chataigneraie.
Les recueils de morceaux de prose : En errant, et de pensées détachées : Ruminations, parus après la mort de l’auteur, ont complété, sans la changer, sa physionomie littéraire. Ce sont de magnifiques descriptions de l’eau, du feu, des paysages, des réflexions sur la musique, sur les visages, sur les mains, sur la vie humble qu’une lanterne sourde éclaire au ras du sol, des pensées qui forment la libre et solide documentation de l’Abîme, et ces deux chapitres, qui ont la sombre éloquence de deux sermons philosophiques : Ce que dit la vie, Ce que dit la mort. Le dernier livre de Rollinat : Fin d’œuvre, réunit ses derniers vers pour lesquels il avait indiqué le titre de : Songes, et aussi des vers de jeunesse laissés çà et là, parmi lesquels ses admirables interprétations d’Edgar Poë, le génie qu’il a élu entre tous. On a donné comme conclusion à cette existence de poète un certain nombre de lettres écrites à sa mère, à son cousin, à ses amis : elles achèveront de faire connaître l’homme, le montreront en accord harmonieux avec le poète.
Reprenez tous ces livres, Rollinat vous apparaîtra définitivement pénétré de la joie des choses, tel qu’il l’a exprimée dans la Journée divine, compréhensif de la grandeur et de l’obscurité de la vision qu’il célèbre par la Prière, vaguant par les chemins, ivre de la chaleur du soleil, ou enfermé dans sa petite maison au milieu de l’immense silence de la neige. Le délicieux rondeau de la Bête à bon Dieu dit sa manière d’être et la beauté de son art :
La Bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau,
C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud,
Comme le fait sur l’herbe chaude
La bête à bon Dieu.
Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut
La bête à bon Dieu.
C’est le même poète qui a écrit les vers somptueux : Au jardin, - qui a fait tinter les mots mélancoliques du Glas du soir, - qui a jeté comme des pelletées de terre les phrases graves et assourdies du Vieux cimetière. Tout se tient, en cette œuvre de nature, les vastes descriptions, les minutieux inventaires, les états d’esprit du poète. Quand il a vécu devant les choses et qu’il les a célébrées, quand il a écouté le bruit du soir qui lui fait entendre « comme un appel confus vers de lointains voyages », il conclut par le Conseil de la nuit :
Viens la nuit qui me dit : « Va ! ne regrette point !
Puisque pour posséder l’univers dans ton coin
Tu n’as qu’à regarder l’espace et les nuages. »
Sans cesse hors de chez lui, c’est pendant les longues marches aux flancs des collines, aux creux des ravins, pendant des heures de pêche au bord de l’eau lumineuse, que Rollinat sentait cette âme éparse qui lui inspirait ses poèmes. Que de fois, nous, ses amis, qui avons vécu auprès de lui, nous avons eu la nette perception que cet être bon et charmant, si intelligent, si gai, si amusant, était vraiment le compagnon de ces arbres, l’interlocuteur de ces eaux chuchoteuses, le véritable feu-follet de ces marécages ! Combien de fois ne nous est-il apparu comme le solitaire-né de cette solitude, destiné à glorifier et à expliquer ce qui l’entourait, à porter la parole pour les humbles et les silencieux, pour les êtres rencontrés, silhouettes des champs et des routes, pour les animaux aux yeux expressifs, pour les végétaux fragiles, pour les lourdes pierres, pour les nuages fugitifs.
Cette affinité particulière est le caractère essentiel de la poésie et de la musique de Maurice Rollinat. Dans ces descriptions véridiques, dans l’éloquence rythmée de ses vers, dans les cris, les sanglots et les soupirs d’extase de sa musique, les sérénités des matins, les ardeurs des midis, les mélancolies des soirs se réfléchissent, - les appels de l’espace, les bruits d’épouvante, les plaintes des nuits d’orage et de bourrasque se répercutent.
De sa maison bâtie entre les deux Creuses, maison toute basse, juchée haut, il avait sa fenêtre ouverte sur l’étendue. Tout ce qui passait sur la route, chaque bruit qui venait des champs, chaque état du ciel était un événement pour le sensitif désireux de l’isolement possible et des infinies occupations de la vie agreste. Le mot qu’il écrivait sur la page blanche brille donc avec toute son intensité, comme l’être surgi dans la plaine. La mélodie de douleur ou de sérénité qui venait à ses lèvres s’entend comme un chant de passant sur une grande route, comme la roulade de pur cristal d’un oiseau perdu dans la nuit.
La musique de Rollinat, c’est une sensibilité aux prises avec le mystère de la nature, c’est une pensée en dialogue avec elle-même au milieu des foules et dans la solitude, dans le bruit des villes et dans les champs si lumineux et si frais le matin, si roses et mélancoliques le soir. Ses mélodies, ce sont les voix de la campagne, du vent, des arbres, de la rivière, des appels douloureux, des plaintes de volupté triste. Les musiciens peuvent nier la science de Rollinat, ils ne peuvent nier son instinct profond. Qu’ils analysent l’effet produit et recherchent sa cause, qu’ils nous rendent compte, s’ils le peuvent, de l’étrange phénomène, de l’émotion née de ces chants, de ces accords. On mettra tout au compte de l’interprétation du poète et du musicien par lui-même. Rollinat eut, il est vrai, le don du diseur et du chanteur à un degré prodigieux. Ceux qui l’on entendu garderont toujours en eux l’écho de cette voix incomparable, à la fois grave et aérienne, résonnante comme le bronze et le cristal, si mordante et si tragique, puis si douce. Cela n’aurait pas suffi. Il aurait été impossible à Rollinat de fanatiser son auditoire avec les seules qualités physiques de l’expression du visage et de la puissance de la voix. S’il n’y avait eu qu’une matérialité de moyen mise au service de rien, ceux qui auraient été pris et étonnés une fois n’y auraient pas été repris.
Ils auraient regretté leur étonnement, ou tout au moins ils auraient passé outre. Mais ils ont été les captifs et les fanatiques de leur impression première.
Nous en appellerons au témoignage que Barbey d’Aurevilly a laissé de son émotion en de nobles et belles pages, et au témoignage de tant d’autres, des écrivains, des savants, des philosophes, Goncourt, Cladel, Daudet, Clémenceau, des musiciens aussi, et des femmes qui n’ont pas à manifester pour des opinions, à certifier de leurs joies d’esprit, de leurs troubles de cœur, et qui ont gardé la sensation intacte, au fond d’elles-mêmes.
La personne et l’art de Rollinat ont eu, en effet, un public immense, mais fragmenté, composé des spectateurs d’une soirée, de camarades rassemblés dans quelque salle du quartier latin, d’amis réunis en des chambrées restreintes. Ce sont déjà là des expériences décisives, se contrôlant les unes les autres. Il en fut d’autres encore. J’ai entendu le poète dans la petite église de Fresselines, où le conviait l’excellent curé, l’abbé Daure, devenu son ami et l’ami de ses amis ; je l’ai entendu chanter des airs glorieux et simples composés pour cette nuit de Noël. Il chantait, Louis Mullem tenait l’harmonium, et je puis dire l’attention haletante de la foule paysanne au-dessus de laquelle planait cette voix dominatrice.
Comme la poésie de Rollinat, sa musique aura probablement son renouveau. Le soir où ses poésies seront dites, où sa musique chantera dans un orchestre, s’envolera par une voix de femme, la certitude se fera que son piano et sa voix, à lui Rollinat, ne constituent pas tout son art. On s’apercevra enfin que cet art existe par lui-même, s’il est traduit par des compréhensifs, et qu’il y avait un poète sous l’acteur, un musicien sous le chanteur, une pensée sous les paroles, un rythme sous les douceurs, les mélancolies et les cris passionnés de sa voix.
Je serais heureux si j’avais pu parvenir à faire un peu réapparaître ce disparu, l’homme qu’il était, l’esprit qui était en lui, le résumé de son individu, sa vraie signification, la preuve qu’il laisse de son passage à travers l’existence.
Chez lui, l’accord était absolu entre la vie et l’art. Ceux qui l’ont connu en certifient, et ceux qui lisent le devinent en scrutant ces confidences invisibles et muettes, qui pourtant existent, entre les lignes imprimées. Il n’est pas besoin d’avoir vu le poète à Paris, dans son logis de la tranquille et provinciale rue Oudinot, au milieu des jardins par-dessus lesquels luisait si doucement, le soir, le dôme doré des Invalides. Il n’est pas nécessaire, non plus, d’avoir vécu près de lui des jours de vie campagnarde, dans son village de la Creuse. A lire ses livres et à déchiffrer sa musique, on apprendra facilement l’intime vérité, on saura la dominante de son être.
Cette dominante, c’est un goût invincible de nature, un amour inné du visage de la solitude, des aspects permanents de l’espace, de tout ce qui existe autour de l’homme, de ce qui était avant lui, de ce qui sera après lui, de ce qui l’enveloppe d’énigme, l’assaille de mystère : le vent, le ciel, la mer, le chaleur, le froid, la pluie, la neige, le voix de l’eau.
Pour bien apercevoir et juger Rollinat, il faut arriver à cette opinion qu’il était étranger à la vie de grandes villes où nous vivons inscrits et catalogués depuis la naissance jusqu’au dernier soupir. Malgré l’éducation classique qu’il y était venu chercher, les emplois qu’il avait dû y tenir, les costumes à la mode d’une année quelconque qu’il avait dû endosser, et malgré qu’il fût un causeur charmant, un être infiniment sociable, distingué, bien élevé, jusqu’au raffinement de la politesse, malgré tout cela, Rollinat n’était pas un personnage social, un monsieur assoupli aux conventions urbaines, heureux d’aller dans le monde, d’occuper un fauteuil aux premières représentations, dressé à la promenade du boulevard.
Il a fait parfois tout cela, il a mimé tout cela, parce qu’on y est toujours plus ou moins forcé, mais c’était, chez lui, sans conviction aucune. Cela ne l’empêchait pas d’être violemment intéressé, en poète, par le spectacle de Paris, par le remuement et le bruit de champ de bataille d’une telle agglomération vivante déferlant par les rues, entre les hautes maisons. Il aimait la foule, la variété des aspects de la ville, et l’un de ses plaisirs, lors de ses venues à Paris, était de s’en aller, à la manière de Hugo, sur une impériale d’omnibus, d’où il se récréait de mouvement et d’imprévu, très amusé par le défilé saccadé des marionnettes humaines. Le comique de la redingote et du chapeau haut de forme était loin de lui avoir échappé.
Aussi, avec cet état d’esprit instinctivement opposé aux sérieux bourgeois et à l’activité de la finance, et, malgré ses facultés exceptionnelles, discoureur d’une originalité rare, musicien d’un pouvoir de séduction incomparable, il n’a pas été compris comme il devait l’être. Dans une société où tout le monde est en scène, ce fut lui, le doux naïf, qui fut accusé de cabotinage. On ne vit pas qu’il ne jouait aucun rôle, qu’il se donnait tel qu’il était, qu’il passait à travers les milieux les plus différents de Paris comme à travers les brandes et les chemins creux de son pays. On lui demandait de dire des vers, il en disait. On le suppliait de se mettre au piano et de chanter, il s’installait et chantait. Il apportait avec lui sa passion native, sa nervosité exaltée – il faisait entendre la voix des choses.
C’est cette voix qui chantait en lui. Rollinat, avec la nature d’artiste la plus fine, était avant tout un rustique imprégné de toutes les influences de force et de douceur de la campagne, des musiques de l’air et de l’eau, des arômes de la terre et des végétaux. Quand il promettait, aux premiers jours de sa jeunesse, en publiant ses vers de début, d’avoir son cabinet d’études « dans les clairières des forêts », lui-même ne savait pas avoir si complètement raison et fournir si exactement le pronostic de son existence future. C’est ainsi pourtant que l’a ordonné la logique secrète qui était en lui et à laquelle il a obéi.
Nous, ses amis, nous l’avons connu ainsi, et nous devons notre témoignage à ce charmant être. Il n’est plus. Après avoir perdu celle qui vivait auprès de lui, et qui fut une compagne aimante et dévouée, sa santé, toujours incertaine, s’est altérée. Il a pris peur de la déchéance physique, il a voulu en finir avec une existence qu’il craignait affreuse, lamentable. Mais tout ce qui a été dit et imprimé dans les journaux est contraire à la vérité. Rollinat était parfaitement lucide et sa légère blessure était cicatrisée, le jour où il est mort à Ivry, le 17 octobre 1903, d’une maladie d’intestin dont il souffrait de puis longtemps. Les journalistes de ce temps-là ont été, en général, durs et aigres pour ce grand poète, ce délicieux artiste. On ne lui avait pas pardonné, sans doute, d’avoir quitté Paris, d’avoir renoncé à la vogue. Ce départ de Rollinat, cette solitude acceptée après ce moment de gloire, c’est pourtant une fière et honnête décision, et qui a été tenue. On continuait néanmoins à le traiter de cabotin, alors qu’il était tout seul, sur le bord de la Creuse, à pêcher à la ligne.
Il n’y fut pas toujours seul. Quoi qu’on en ait dit encore, bien légèrement, il avait une grande tendresse pour ses amis de Paris et sa joie éclatait lorsque l’un d’eux descendait de char-à-bancs au seuil de sa chaumière, de même que la tristesse envahissait son visage au moment du départ. Il restait sur le pas de sa porte jusqu’au dernier moment, regardant l’ami s’en aller, et c’est un de ces jours-là certainement, qu’il à écrit ces lignes qui sont dans son œuvre posthume, En errant : « Les si tristes adieux terminés, à la seconde où la distance va les effacer l’une pour l’autre, deux personnes qui s’aiment tendrement se font comme jaillir l’âme de leurs yeux pour s’embrasser encore une fois dans un dernier regard ! »
Tous ceux qui ont passé par la petite maison de Fresselines garderont fidèlement le souvenir des hôtes qui les ont accueillis. Maurice Rollinat est pour jusqu’à la fin dans leur mémoire, avec la gaieté l’inattendu, l’éloquence haute et la cocasserie extraordinaire de sa conversation lorsqu’il présidait la table du déjeuner et du dîner, servant à la fois ses convives, ses chiens, ses chats et le petit cheval qui passait la tête par la fenêtre et parfois entrait, lui aussi, dans la salle à manger. Il faisait alors l’effet d’un Robinson qui aurait reçu des visites dans son île. Au dehors, si l’on était seul avec lui, par les chemins qui descendent vers la rivière, c’est la conversation la plus douce, la plus confidente, la plus intelligente mais aussi la plus prévenante, discrètement désireuse de savoir votre vie, votre santé, vos travaux, abondante en conseils et toujours se terminant, comme toutes ses lettres, par : « Revenez-ici, vous y serez libre, vous y serez bien. » Il s’arrêtait parfois, tirait un petit carnet de sa poche, vous lisait les vers qu’il avait composés, les observations, les pensées qu’il avait notées. L’après-midi se vivait ainsi, en marches, en causeries, en pêches. Le soir, et très avant dans la nuit, c’était la fête de la musique, Rollinat au piano, un être magnifique, éprouvant et vous faisant éprouver toutes les violences et toutes les douceurs, un artiste frissonnant et extasié dont la voix tour à tour terrible, angélique, aérienne, s’en allait, par les nuits d’été, dans le grand silence de la campagne, le grand silence où l’on entendait aussi parfois le bruit de la Creuse passant sur ses rochers, comme les flots de la mer se retirant sur les galets du rivage.
Ceux qui ont vécu à Fresselines auprès de Rollinat retrouveront un peu de leurs sensations dans ces pages préliminaires, qu’ils sauront compléter. Pour les autres, puissé-je leur donner le désir de lire les livres du poètes mal connu, de connaître la musique du musicien dédaigné. C’est ainsi que l’artiste prendra sa vraie place dans l’opinion. Ce sera justice. Le souvenir de l’homme excellent, au cœur tendre, à la belle intelligence, vivra douloureusement chez ceux qui l’ont aimé et qu’il a aimés. Nous ne vous oublierons pas, mon cher Rollinat, nous nous souviendrons de votre gaieté et de votre tristesse, nous entendrons votre parole et votre chant, nous relirons les pages où votre main a écrit votre témoignage de la vie.
Gustave Geffroy
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