vendredi 26 mars 2010

Romain COOLUS : Exodes et Ballades. "Frères il faut dormir."





Exodes et Ballades

« Frères, il faut dormir. »

Il est, il est de tristes gens
Oh ! Bien à plaindre,
De Bourgogne, de Loire ou d'Indre,
Si vraiment pauvres, indigents,
Pauvres d'eux-mêmes
Et d'âmes blêmes
Qu'ils ont le front de se montrer
Envers l'univers exigeants,
Mais si sots que c'est à pleurer ;
Car
Et plus ou moins en sleeping-car,
Parfois en lougres,
Ces bougrement ineptes bougres
Pour récolter de froids argents
S'en vont, cahinnant que caha !
Expertiser des Canadas
Et dévisager des Gabons.
A quoi bon, madame, à quoi bon ?

I

De Kaschmir fût-on l'émir
Ou d'Anzin le Casimir,
Rien ne nous vaut le dormir.
Non certe il n'est rien de tel
Pour un pauvre être mortel
- Ah ! Oui, pauvre, le pauvre être ! -
Qui fit pas exprès de naître
Pourvu d'un psychique immortel
(Car en vérité, madame,
Nous avons l'un l'autre une âme
Terriblement immortelle),
Rien, disais-je, donc de tel
Que de dormir, puis de dormir
Quand il a fini
De dormir
Avant que ce soit vraiment
N, i, ni, mais bien nini
Inguérissa-
Irrémédia-
Irrévoca-
Blement.

II

Le bon lit prépare.
Il faut bien être quelque part :
On est de l'espace après tout.
En attendant d'être fossé
Dans le fossé,
Il importe qu'on se situe.
Qu'on geignotte ou qu'on perpétue,
A quelque oeuvre qu'on s'évertue
Il urge que l'on se situe ;
On est de l'espace avant tout,
Et numérique jusqu'au cou
Alors, où ?
Celui-là s'atteste le Sage
Qui commence l'apprentissage
Parmi le bon lit salutaires
- La terre est proche – de la terre ;
Et qui s'allonge la carcasse
En attendant que cela casse ;
Et s'habitue aux terrains gras
A fréquenter le frais des draps ;
Et par la pose horizontale
Rapprend à son âme natale
L'immobilité végétale
Dont elle jouira, c'est sur,
Dans les futurs.

Que les vieilles mamans nous bordent !
Le froid des draps est mortuaire
Et nous évoque l'estuaire
Définitif où l'on aborde.
Que les vieilles mamans nous bordent !
En eux s'ouvre déjà, lustral,
Le bon port, blanc et sépulcral,
Où dort parmi les flots épais
La vraiment pacifique paix.

III

Ils sont un tas qui s'agitent
Cherchant le reste et le gîte.
Pourquoi, seigneur Dieu ! Pourquoi ?
Vaut-il pas mieux rester coi
Sans regarder son nombril,
(Jeu peut-être puéril !)
Et sans regarder en soi
Où ça n'est pas beau, ma foi ?
Les faits ne nous sont pas tendres ;
Les jours ne nous sont pas lisses ;
Ils nous meurtrissent d'alarmes.
Tâchons d'éviter les larmes
Qui salissent
Et de ne pas trop attendre
Des faits qui ne sont pas tendres.
Tôt ou tard l'apoplexie
Nous poindra qui trop mangeons,
Ou la badine ataxie...
Soyons sobres ; abrégeons.

IV

La nuit tombe ; ah ! N'insultez
Jamais une nuit qui tombe !
Mais au contraire, exultez !
C'est déjà l'odeur des tombes
Qu'il est probe de humer
Au moins pour s'accoutumer.
Dégringole, gole, gole,
Bonne nuit aux yeux lilas !
Pour bercer les messieurs las
Que nous sommes
Quelques-uns parmi les hommes !
Dégringole, gole, gole,
Bonne nuit, de ta rigole,
Bonne nuit aux yeux lilas ;
Endors au cœur les hélas
Que nous tirent les idoles,
Les méchantes Dalilas
Riant dans leurs falbalas !
Dégringole, gole, gole
Bonne nuit aux yeux lilas !

V

Peut-être rêverons-nous ;
Oui, oui, ces choses arrivent !
Alors parfois c'est très doux.
Peut-être rêverons-nous.
On va tout à la dérive.
On rêve sur leurs genoux
Qu'on a la tête appuyée
Et puis la joue essuyée
Par des doigts qu'on sent très doux
Et qu'on n'a jamais baisés
Parce qu'on a pas osé.
C'est un rêve et ça vaut mieux
Que si c'était pas un rêve.
Tout doucement l'on en crève :
Ça vaut infiniment mieux.

VI

Et toutes les mines d'or
Et toutes les pierreries
Les belles choses qui rient
Parmi les montures d'or
Sont de pauvres niaiseries
Près du trésor de qui dort,
Mieux que les orfèvreries,
Les ors et les mines d'or
Et toutes les pierreries,
Puisqu'il a par devers soi
Le total oubli de soi.

Il a presque la parfaite,
Intégrale et forte joie
Du mort qui déjà s'éploie
Du pied des monts jusqu'au faîte,
Du hère qui, tâche faîte,
A déserté le soleil
Et qui, comme les héros,
Les maîtres, rois et bourreaux,
Dans la lourdeur des terreaux
Dort sa pinte de sommeil.
Celui qui dort presque égale
L'heur de ses frères heureux.
Son âme à peine cigale
Et criquette un chant peureux.
O nature hospitalière,
Déjà tu la dépayses ;
Au loin tu la panthéises
Et tu la rends familière
Comme un corps qui devient lierre,
Liane, verveine et cytise
Et sous le soleil s'attise
Bruit et se poétise
Et dont les désolées mains
Et le triste cœur défunt
Ne plaignent plus qu'en parfums
De roses et de jasmins
Épars parmi les chemins.

Romain Coolus.

La Revue Blanche, Numéro 67, 15. 3. 1896.

Illustration de Félix Vallotton.

Romain Coolus dans Livrenblog : Romain Coolus présente quelques amis. Romain Coolus et Jules Renard. Les Etoiles crevées Prose légendaire par Romain Coolus.


Aucun commentaire: