jeudi 19 mars 2009

Jules LERMINA


Le Visage Vert, revue littéraire consacrée à la littérature fantastique (entre autres...), étend ses activités à l'édition. Deux volumes sont déjà publiés (1), d'autres suivront, dont Les Histoires incroyables de Jules Lermina, voilà une bonne occasion de se pencher sur ce curieux écrivain qui fit l'objet il y a peu d'un numéro double de l'excellente revue Le Rocambole (2).

C'est vers 1885 que paraît la notice biographique des Hommes d'Aujourd'hui (3), consacrée à Jules Lermina, elle présente les différentes activités de ce personnage aux multiples facettes : son travail de journaliste, son militantisme politique, son oeuvre de romancier et d'auteur dramatique, ses travaux biographiques, ses brochures de vulgarisation, ses conférences, ses activités au sein d'association d'écrivains... Mais Jules Lermina, avec Henri Levêque est aussi l'auteur d'un dictionnaire Argot-français, vers la fin des années 1880 il s'occupe d'occultisme et écrit des nouvelles dans l'Initiation de Papus, publie chez Chacornac, éditeur spécialisé dans les sciences occultes, conférencie sur le sujet et s'en inspire pour ses nouvelles fantastiques.

(1) Double par Jean Collier, (roman, novembre 2008). Traduit de l'anglais par Anne-Sylvie Homassel, 145 x 215, 266 p., 19 euros, isbn : 978-2-918061-00-7.
Nonnes par Michael Siefener (roman, novembre 2008). Traduit de l’allemand par Isabelle David et Élisabeth Willenz 145 x 215, 129 p., 11 euros, isbn : 978-2-918061-01-
(2) Le Rocambole, n° 43-44. 14×20, 352 pages, 25 euros, isbn : 978-2-912349-39-2
(3) Les Hommes d'Aujourd'hui. 6e volume, n° 269. Librairie Léon Vanier, grand in-8, 4 pages. Dessin de Coll-Toc, texte signé Pierre et Paul.


JULES LERMINA

Une des personnalités les plus curieuses de notre monde littéraire, un vibrant, un passionné, un laborieux aussi. « Il a multiplié les travaux, entassé roman sur roman, touché au théâtre, voyagé, politiqué, conférencié, et malgré une collaboration quotidienne à plusieurs journaux, où parfois il s'emballe, mais où plus souvent il juste et bien, il trouve aussi le moyen de faire, à lui tout seul, un dictionnaire (le Dictionnaire biographique et bibliographique de la France contemporaine). »
Celui dont Edmond Lepelletier parle ainsi est, en effet, un type bien curieux du vrai Parisien, actif, remuant, éternellement en recherche. Lermina est né à Paris, le 27 mars 1839. Il a reçu – et on s'en aperçoit dans ses moindres écrits – une éducation des plus complètes, à fait ses études à Saint-Louis où les succès universitaires pleuvaient sur lui. Dès qu'il fut bachelier, il se trouva aux prises avec les difficultés de la vie. Il avait dès lors cette originalité d'être à dix-huit ans époux et à dix-neuf père de famille, originalité qu'il a continuée, étant aujourd'hui grand-père. Il fallait vivre. Il fit comme tant d'autres la chasse aux places, en trouva une à 100 francs par mois, comme secrétaire d'un commissaire de police. Mais il y avait là des côtés fâcheux qui lui firent prendre le métier en grippe, d'autant que, né d'une famille de fonctionnaires et de légitimistes, il s'était trouvé bientôt saisi par le mouvement libéral et républicain. Que faut-il pour arriver à la vérité ? Qu'un ami vous la montre. C'est ce qui lui arriva. Il se hâta de donner sa démission, et, abandonnant l'avenir préfectoral, il entra dans la maison de banque du Crédit Public, que dirigeait un ancien vaudevilliste, ami de sa famille, Auguste Lefranc, l'auteur des Deux Papas très bien. Mais il avait des besoins d'activité que ne pouvait satisfaire ce métier de rond de cuir, et il partit pour l'Angleterre, cherchant fortune, essayant un nouveau moyen de publicité, les Enveloppes-annonces. Le capital manquant, l'affaire périclita. Lermina revint en France, où il entra dans la Compagnie d'assurances le Nord, retrouvant le chiffre douloureux de 1,200 francs. Au bout de trois mois, il était inspecteur et parcourait le Nord de la France, réglant des incendies et bataillant contre des incendiés. Mais il avait une passion littéraire qui ne lui laissait point de répit. Déjà en 1859, il collaborait au Diogène de Warner dont les bureaux étaient situés dans une ancienne remise, 22, rue Saint-Marc, et où Claretie, d'Hervilly, Koning et tant d'autres firent leurs premières armes. Il avait même publié une brochure singulièrement rare aujourd'hui : Plus de loyers ! À bas les propriétaires ! Qui n'était d'ailleurs que la réédition inconsciente d'un chapitre de la Solution sociale de Proudhon. Essayant de combiner l'assurance avec le journalisme – idée bizarre et qui répondait à l'attraction violente exercée sur lui par le journal sans qu'il osât quitter sa place – il vint à Paris proposer à Millaud, le fondateur du Petit Journal, une combinaison qui tendait à créer une agence, donnant en prime le Petit Journal à quiconque s'assurerait par son intermédiaire. L'affaire était ingénieuse, mais mauvaise. Seulement Millaud déclara à Lermina que, s'il était un très mauvais industriel, il pourrait faire un journaliste très présentable, et il lui donna ses grandes entrées au Petit Journal, au Journal littéraire et au Soleil, dont il devint bientôt le rédacteur en chef. Ce n'était pas d'ailleurs la première fois qu'il était en possession de ce titre pinacléen ; il avait dirigé en chef les Tablettes de Pierrot pendant un numéro. Maître du Soleil, journal essentiellement littéraire, Lermina, qui s'était entouré de tout un groupe de jeunes gens passionnés contre l'empire, en fit un journal politique, où les motions les plus violentes ses cachaient sous les fantaisies du racontar. Millaud qui tenait à sa propriété s 'épuisait en reproches, il allait jusqu'à placer auprès de la rédaction un censeur, un brave homme appelé Godineau et que « la clique à Lermina » comme on appelait sa bande, faillit tuer à force de taquineries. Lermina s'attaqua nettement à Cassagnac, qui vint lui demander raison ; le duel eut lieu à Gretz, fort loin de Paris, trop loin pour des gens qui manquaient absolument d'argent. Ce fut Chabrillat qui mit sa montre au clou pour prêter à Lermina les fonds nécessaires à ses exploits. Lermina revint assez griévement blessé. Millaud vendit le Soleil à Villemessant. Lermina réunit alors son groupe « sa clique » et fonda le Corsaire (1867). Or cette clique, l'épouvante des gens de l'empire, s'appelait Ranc, Etienne Arago, Siebecker, Spoll, Razoua, Victor Noir, Malraison, Guillemot, Emile Faure, Lafargue, Denizet. L'équipage que Gill a crayonné dans la Lune du 24 novembre 1867 tenta l'abordage contre l'empire. Lermina fut arrêté avec Victor Noir, Sauton, Kinceler, à la manifestation Baudin, et, pour la première fois, tâta de la prison. Il paraît qu'elle lui plut, car il s'en fit bientôt une douce habitude. Il avait publié Soixante-douze heures à Mazas, tableau qui servira aux historiens de l'avenir comme le document le plus complet sur cette villégiature des républicains sous Napoléon III, puis les Propos de Thomas Vireloque, plaquette très curieuse et devenue introuvable ainsi que l'Histoire de la Misère, dont A. Morel disait dans le Réveil : « Des livres comme celui de M. Jules Lermina préparent excellemment à cette crise si urgente d'une rectification sociale. »
Le Corsaire croula sous les amendes et les mois de prison. Plus d'argent. Il ne restait qu'une rame de papier. On la pria en quatre et on fit le Satan, journal minuscule qui recommença la lutte. Nouvelles condamnations. Cette fois, Lermina était désarçonné. Il entra alors au Gaulois, le Gaulois libéral de 1868, où il fit du grand reportage dont il est un des inventeurs. On le vit lors de l'affaire Tropmann se substituer à des juges instructeurs pour mener l'enquête, demander au condamné des renseignements précis sur le lieu où il prétendait avoir enfoui le fameux portefeuille qui contenait les noms de ses complices, et, pendant toute une journée, fouiller la terre aux environs de Guebwiller, à coups de bêche, avec un de ses camarades. Entre temps il était allé à Lugano, avec la recommandation d'Etienne Arago, pour voir Mazzini, dont il resta le correspondant et l'admirateur profond.
Cepandant la loi sur les réunions offrait un nouvel aliment à sa passion anti-impérialiste. Dès lors, on le vit tous les jours à la tribune. Il avait inventé, contre les réactionnaires et l'opposition tiède, un système tout spécial de polémique, arrivant à la tribune avec lui un énorme lot de documents qui écrasait l'adversaire. Ce fut ainsi qu'il combattit les candidatures de Carnot, de Garnier-Pagès, au profit de Gambetta et de Rochefort. On se souvient encore de certaine réunion de la rue des Cordeliers-Saint-Marcel où, avec Alphonse Humbert, il força Jules Favre de céder la place. Ayant prêché hardiment l'insurrection, il fut arrêté, condamné, puis, ayant profité de l'amnistie, mena plus vivement la campagne, et lors du plébiscite de 1870, au club des Folies-Bergères, il lut un acte d'accusation contre l'empereur, tendant à le faire condamner aux galères comme assassin, voleur et faux monnayeur. De ce chef, deux ans de prison. Mais septembre 1870 lui rendit la liberté.
De ce jour, l'existence de Lermina changea du tout au tout. Son tempérament ne lui permettait que l'opposition, et il n'admettait pas l'opposition contre la République. Il s'engagea pendant la guerre, se battit au Bourget et à Buzenval, puis, n'ayant accepté aucun grade et n'ayant demandé aucune fonction publique, il s'adonna tout entier au travail littéraire. C'est de là que date sa réputation de romancier populaire. Les Loups de Paris, la Succession Tricoche et Cacolet, les Mystères de New-York, la Haute Canaille, la Criminelle, la Comtesse de Mercadet, le Fils de Monte-Cristo, le Fantôme et vingt autres sont dans toutes les mains. Au théâtre il a peu réussi. La Lettre rouge, Turenne, la Criminelle n'ont eu qu'un succès relatif, soyons francs, de demi-chutes. Mais il y a des compensations. Ses Histoires incroyables, dont M. Fouquier a pu dire que certaine était presque un chef-d'oeuvre, ont causé une impression profonde, « Voilà un Gaulois, a dit Jules Claretie, qui a le sens du cauchemar saxon et dont les inventions font dresser sur la peau du lecteur ces petites granulations spéciales qu'on appelle la chaire de poule. »
Enfin, avec une force incroyable de travail, il vient de publier le Dictionnaire de la France contemporaine, un répertoire unique de biographies et d'analyses littéraires des oeuvres parue depuis trente ans, le véritable exegi monumentum. A signaler son Histoire de cent ans, excellente oeuvre de vulgarisation républicaine.
Bien des gens le lisent et l'applaudissent sans le connaître, car beaucoup ignorent qu'il est le Parisien, auteur des bavardages du Mot d'ordre.
En somme, personnalité très intéressante, un demi-névrosé qui a su canaliser ses fièvres en en faisant des instruments de travail, qui, un des fondateurs et secrétaire général de l'Association littéraire internationale, a parcouru toute l'Europe en prêchant l'union de tous les intelligents et des travailleurs contre les brutaux ; qui, étudiant toujours, est au courant de la science actuelle et s'est fait un des premiers apôtres de Darwin, d'Haeckel et d'Herbert Spencer ; qui parle plusieurs langues, et qui sait... proh pudor !... ce que c'est que le sanscrit ; enfin, ce qui ne gâte rien, un brave garçon qui aime ses amis, ne veut point savoir s'il a des ennemis et continuera à travailler tant que la plume ne lui tombera pas des mains.
Et un bon républicain qu'on retrouverait au premier rang le jour où la République serait menacée.


PIERRE et PAUL.

Aucun commentaire: