mercredi 18 mai 2011

Le Roman populaire en 1890. Lucien Descaves.



Lucien Descaves.
Le Roman populaire.
Enquêtes parisiennes.

J'ai cherché vainement, à l'Exposition, parmi les industries diverses groupées sous le dôme central, à côté de l'ébéniste, du tapissier et du tisseur, entre les papiers peints et la bonneterie, une industrie nationale florissante, exempte de chômage et de grèves, et dont la main-d'œuvre est considérable. J'ai vu opérer le verrier, le confiseur, la brodeuse, le fabricant de papier, les typographes du Figaro, les aveugles même ; mais je n'ai pas vu travailler le romancier populaire, je n'ai pas vu faire le feuilleton à la main, le seul connu, en attendant qu'un Jacquart invente le feuilleton mécanique, un métier à tisser le pathétique.
Cette lacune m'a donné l'idée de circuler, en curieux, dans le petit monde très particulier, très vivant, qui répand le sentiment et l'horreur sur la foule, avec le vaporisateur du, journal à cinq centimes.
Des vieilles fabriques où se fournissaient nos ascendants, quatre ou cinq seulement écoulent encore leurs produits surannés ; une eau de Cologne, dont tout le monde connaît la recette et qui n'a plus de dépôts qu'en province où l'habitude, la tradition président tardivement à la toilette de l'esprit. Telles les marques célèbres A. Dumas père et Cie, Emile Gaboriau, Eugène Sue, Ponson du Terrail, Paul Féval ; et leurs succursales fermées : Zaccone, Elie Berthet, Gonzalès, Gustave Aimard, etc.
Leurs successeurs ont renouvelé l'outillage démodé du feuilleton, inventé des procédés de fabrication qui permettent de satisfaire avec rapidité les appétits de lecture les plus exigeants. Dénombrons-les.
Trois catégories. Les patrons : MM. Jules Mary, Emile Richebourg, d'Ennery et Xavier de Montépin.
Les contre-maîtres MM. du Boisgobey, Alexis Bouvier, Cadol, A. Mattey, Demesse, Mérouvel, Debans, de Gastyne, Sales, Lermina ; Mmes d'Aigremont-Ninous et Maldague.
La foule anonyme des manœuvres, enfin, que mon intention de ne désobliger personne laissera dans l'ombre où ils végètent.

Les patrons se distribuent ainsi : un jeune homme, un sexagénaire et deux macrobes ; MM. de Montépin et d'Ennery. Celui-ci n'a pas blanchi en vieillissant. Il donne même l'illusion du rajeunissement. Entré fort tard dans le roman populaire, il y retrouve les succès que commençaient à lui refuser ses drames caducs. Le zèle de collaborateurs éclairés lui permet d'appliquer à ses pièces le procédé bien connu des parfumeurs, lequel consiste, avec des matières premières toujours les mêmes, à trouver des artifices de confection, d'étiquette, pour faire accepter par le consommateur l'article invendable différemment présenté.
C'est ainsi que de Jenny l'ouvrière, de la Grâce de Dieu, des Deux orphelines, etc... sont sortis ou vont naître d'extraordinaires feuilletons bâtards, au rebours de MM. Montépin et Mary qui tirent, mais inversement, deux moutures d'un sac. Ces combinaisons ne sont pas qu'adroites et fructueuses ; elles sont judicieuses aussi. Il paraît naturel que les mêmes péripéties, d'un usage éprouvé, alimentent à travers les générations ces deux jumeaux : le spectateur de l'Ambigu et le lecteur des omnibus, de l'atelier, de la loge, de tous les petits endroits où peut s'introduire cette littérature portative. Aussi m'étonne-t-on médiocrement en prêtant aux ravaudeurs qui mettent en feuilleton les pièces de M. d'Ennery, le dessein de ressemeler à nouveau, pour le théâtre, ce qu'ils lui ont emprunté !

M. de Montépin est l'infatigable auteur de ces romans qui finissent à regret - vers le 250° numéro -, après avoir dévoré un peu plus de soixante mille lignes ! Dirai-je la raison de cette longévité anormale ? A l'encontre de MM. Richebourg et Mary qui, traitant à forfait, terminent leurs productions, l'un vers 30,000, l'autre vers 20,000 lignes, M. Montépin, pour qui chacune de ces lignes représente, l'heure de travail d'un ouvrier estimé dans sa partie, prodigue inépuisablement les dialogues saupoudrés de monosyllabes entre tiret et point exclamatif. Il écrit ainsi des romans d'haleine. Et personne ne la trouve forte.
M; Richebourg, sur le déclin de l'âge et fatigué, semble s'être laissé distancer dans la faveur publique par M. Mary. Il lui reste la gloire d'avoir, le premier, substitué le roman-orgeat au roman- charogne vilipendé par Th. Gautier, aux récits héroïques de Dumas et de Sue, aux romans de cape et d'épée enfin, lesquels ne sont plus, depuis que M. Saunière, le dernier exploiteur du genre, s'est retiré des affaires, qu'un prétexte à livraisons où des bois payés cent sous nous restituent approximativement les époques disparues.
Reste, M. Mary, de beaucoup le plus jeune et le plus intéressant, tant par son application que par les réflexions générales qu'il suggère.
On me dit que, dans sa bibliothèque, source et Liebig d'émotions, les causes célèbres et le répertoire dramatique où s'abreuvent ses confrères, voisinent avec les dernières découvertes médicales, les recueils pathologiques, des ouvrages scientifiques dont la sauce semble le moins convenir au civet populaire. On me dit encore que, devant accommoder le Régiment, par exemple, au goût de ses lecteurs, M. Mary s'entoure d'autant de notes de documents, de vérité, qu'un romancier à hautes visées... Et je sais enfin que son attachement reconnaissant au genre qui l'a enrichi est combattu par l'ardent désir de n'être pas confondu avec le ramas des confectionneurs. Ce désir, il l'exprime, par occasion, au Figaro, à l'Illustration ; et c'est là vraiment qu'est la révélation essentielle pour nous. Est-ce que la satisfaction commune de ces trois publics, en apparence si divers le public du petit journal, l'abonné du grand journal et le lecteur de l'illustré à 75 centimes, est-ce que cette aptitude à toucher leur corde sensible ne dénote pas surtout une parfaite concordance de goûts, d'idéal et cette nostalgie du rebattu, faisant qu'une lectrice de la Haute ou de la Moyenne assigne la table de son salon à Paul Bourget et le dessous de son oreiller à Jules Mary ?

Sous la plume de M. Mary, les petites histoires douceâtres de M. Richebourg se sont simplifiées en même temps que le mélodrame s'assainissait. Cette transformation était, d'ailleurs, indiquée par l'habitude qu'ont prise les petits journaux de servir à leurs lecteurs deux, trois, voire quatre feuilletons ! Ces tranches, plus légères, se digèrent aujourd'hui plus aisément, parait-il, et les masses dévorantes, par gratitude, font monter de 40 à 50,000 numéros le tirage du journal qui publie un roman de M. Mary. Il est même arrivé à celui-ci que l'intérêt et l'enthousiasme se traduisissent chez un armateur de Dunkerque par un legs in extremis de 10,000 francs !
Peut-être, à ce propos, ne vous sera-t- il pas indifférent de savoir ce que gagne, bon an mal an, un romancier populaire écouté ?
Comptons.
Trente à quarante mille lignes prises à forfait par la feuille qui les débite rapportent d'abord, net, à l'auteur, 30,000 francs. Le marc de feuilleton, dégusté ensuite en livraisons à dix centimes, lui procure un second bénéfice de 25,000 francs. En librairie, il est vrai, la vente est modeste trois à quatre mille exemplaires, soit 2,000 francs à ajouter aux cinquante-cinq mille déjà réalisés. Puis nous abordons la reproduction réglée par la Société des gens de lettres, après toutefois que le romancier a vendu un millier de francs le droit de priorité qu'il s'est réservé d'accorder à des journaux désignés. Or, la Société des gens de lettres fait présentement douze mille francs de rente à M. Mary, qui est le plus demandé sur le marché. Et notez bien que de ce chiffre sont défalqués les 20 0/0 prélevés sur la reproduction par la Société, escompte dont sont exonérés les auteurs tel M de Montépin qui traitent directement avec les journaux.
Est-ce tout ? Non. Si vous additionnez avec les soixante-dix mille francs atteints des droits de traduction assez copieux, en Italie surtout, c'est soixante-quinze mille francs environ que peut gagner, par an, le romancier populaire, patron. Et je ne fais pas entrer en ligne de compte la pièce tirée du feuilleton, un joli filon encore dans les mines de Roger-la-Honte ou de la Porteuse de pain.

Des contremaîtres, je dirai peu de chose. Le roman-feuilleton quotidien, c'est le sucre d'orge d'un sou. Dix minutes suffisent pour lire l'un et sucer l'autre. Il y a le sucre d'orge à la groseille, le sucre d'orge à la menthe, le sucre d'orge à l'absinthe... J'ai dit celui qui est le plus sucé.
Quelques spécialistes, comme MM. du Boisgobey et Bouvier, cultivent l'actualité. Leurs fournisseurs seront Marchahdon, Campi, Prado, l'incendie de l'Opéra-Comique, voire l'Exposition et la Tour Eiffel. Les plus nombreux retapent de vieilles causes célèbres. C'est ainsi que l'affaire du facteur Mano inspira Roger la Honte à M. Mary et Une Cause célèbre à M. d'Ennery.
Un cas de fécondité curieux, c'est celui de M. Alexis Bouvier avant la maladie qui l'éloigna du rez-de-chaussée des journaux populaires. Le secrétaire qu'il employait, venant m'offrir ses services, me dit :
- J'ai sur mes concurrents une supériorité que M. Bouvier appréciait fort. Il dictait, je sténographiais. Je puis rendre 5,000 lignes par jour, soit un roman en une semaine au plus. Remarquez-le, je permets au romancier qui se promène en dictant, de concilier le travail et l'hygiène, l'exercice du corps et la gymnastique de la pensée !
C'est encore M. Alexis Bouvier qui est coutumier des titres comme Mademoiselle Beaubaiser, sage-femme ! dont, un moment, la trivialité détrôna les étiquettes horrifiques familières à M. Louis Noir, mis au rebut, lui aussi, après avoir excellé dans la quadruple reproduction du même roman sous différents titres.
Ils ont conservé une grosse importance pour le lancement. Ils vont jusqu'à dire la couleur du journal qui les arbore. Les Seins de marbre, par exemple, n'allécheront pas le public qui mord à Chaste et flétrie et au Remords d'un ange. Au résumé, de même qu'il est un peu revenu, ce bon public, des histoires touffues et compliquées que lui contaient Ponson du Terrail et Paul Féval, de même il préfère maintenant les titres simples, sans rallonges.

C'est qu'il est exigeant, sous des dehors benoîts, l'amateur de feuilletons ! Ne Croyez pas que ce soit la dernière couche de lecteur, laquelle s'adressent les patrons et les contremaîtres. Il y a au-dessous encore - et là nous touchons le fond la niaiserie humaine - il y à l'acheteur de livraisons illustrées avec qui ont surtout affaire les tâcherons et les manoeuvres de l'industrie romancière.
Ils se subdivisent eux-mêmes en deux catégories dont je vais essayer de vous donner une idée.
L'auteur à succès, je le rappelle, a vendu 25,000 fr. à un entrepreneur de publications périodiques le droit de faire passer son roman des colonnes du journal dans le format de la livraison à dix centimes.
Le lancement bien compris coûtera trois ou quatre fois autant à l'éditeur, car c'est un million au moins de 1re et de 2e livraisons qu'on distribuera gratuitement, sans compter Paris couvert d'affiches et la réclame à la 4e page dès journaux. Or, si la livraison recevait simplement le roman tel qu'il a été donné dans le journal, l'exploitation serait désastreuse, chaque livraison dévorant en moyenne 500 lignes du feuilleton. Pour arriver aux 150 livraisons nécessaires, il faut donc que les 30,000 lignes qu'on possède en fournissent 75,000. C'est la tâche incombant au manœuvre. Semblable aux petits marchands qui, dans les foires, manipulent une guimauve élastique et tricolore, avant de la débiter en tronçons mesurés, il reprend, malaxe, triture le feuilleton jusqu'à ce qu'il ait sué ces 75,000 lignes.
Certains épisodes sacrifiés ou négligés sont développés, soufflés, engraissés ; des chapitres nouveaux naissent par enchantement - ou au forceps ; une végétation parasite pousse entre les lignes...Vous n'aviez donné qu'une dinde on vous la rend bourrée de marrons.
Il se peut faire même que là ne s'arrête pas la témérité de l'entrepreneur. Grisé par un succès dépassant ses prévisions, il décide que les vingt dernières livraisons restant à publier en feront quarante. Il faut tirer, tirer encore sur la guimauve. Ce n'est plus qu'un fil poisseux, un ahurissement... Des comparses, des passants, un commissionnaire apportant une lettre, un médecin appelé, révèlent leur enfance, des souvenirs, toute une histoire poussant sur l'autre, comme un champignon... Et le public digère cela sans sourciller.
Un des derniers romans populaires les plus retentissants a été traité de cette façon. Je n'invente rien.

On aurait tort, d'ailleurs, de croire que cette obscure cuisine est en honneur dans les cas précités seulement. Le feuilleton original le plus suivi, le mieux lancé, se prête, parfois, à d'analogues trafics. Commencé par l'un, continué par l'autre, il est achevé pan un troisième, sans qu'intervienne - sauf à la caisse - celui qui signe. Je sais deux grands romans populaires prodigieusement répandus, qui furent publiés dans ces conditions. Mais le théâtre et le café-concert ne vivent-ils pas d'expédients pareils ?
C'est le public qui dicte au directeur cette réponse à l'auteur favori disposé à signer un roman avec le modeste confrère qui le lui a apporté.
- Mon ami, je veux bien ; mais je vous avertis. Le feuilleton avec votre nom seul au bas vaut vingt sous la ligne ; je n'en donne plus que dix sous si vous tenez à désigner votre collaborateur. Généralement, entre le sacrifice de sa signature et le prix qu'on y met, le véritable et besogneux auteur du roman n'hésite pas.

Il me reste, pour finir, à parler du roman inédit en livraisons à dix et cinq centimes. C'est le bagne. Je comprendrais qu'on le fît fabriquer dans les prisons, moins, toutefois, au point de vue économique qu'en considération des surprises peut-être trouvables dans la simple autobiographie du récidiviste. En effet, nul ne peut se flatter, même dans les établissements pénitentiaires, de payer moins de trente sous chaque livraison de cinq cents lignes, oui, trente sous, prix de revient hautement confessé par un des adjucataires à qui elle rapporte une quarantaine de francs !
Des femmes, sous des pseudonymes, s'adonnent volontiers à ces pratiques périodiques que l'éditeur se réserve le droit d'arrêter à la centième livraison, si elles réussissent peu, ou de pousser, jusqu'à la 300e, si au contraire l'affaire paraît bonne. On n'est fixé à cet. égard que vers la 2e livraison, malgré le soin qu'on a pris de corser les premières. Ce chiffre. dépassé, l'acheteur qu'affriande la promesse d'un titre, d'un faux-titre, d'une couverture, etc... s'enlise en d'interminables séries d'une abondante ineptie.
C'est encore dans les bas-fonds de cette dernière catégorie que se recrute l'individu chargé d'introduire la couleur locale dans des œuvres d'un débit courant, à l'instar de l'homme qui fait des yeux au bouillon ! Des paysages, des ruines historiques, des coutumes, sont appropriés aux provinces où le livre est répandu. Une intrigue-type autorise toutes les substitutions de personnages, de noms et de milieux.
Enfin je dois une mention non au prêteur, mais à l'emprunteur sur titres, sur idées, pauvre diable battant la littérature en tous sens avec un de ces titres, une de ces idées, censément miraculeux, dont le mystère offre moins une collaboration qu'il ne sollicite cent sous. Car au physique s'arrête la ressemblance avec ses frères du monde des théâtres, parasites gras et fleuris vivant largement des affaires qu'ils brassent, des pour cent adroitement prélevés sur les pièces qu'ils signent sans en avoir écrit une réplique, un mot... Métier lucratif. Il l'est moins, celui du fournisseur d'idées et de titres pour romans populaire, si j'en juge d'après le pauvre hère qui se présentait l'autre jour, un Bottin sous le bras, chez certain éditeur de publications périodiques. C'est aussi de l'or en barre qu'il apportait. Et quelle ingéniosité dans la façon de l'offrir ?
- Savez-vous, monsieur, combien l'on compte de rues dans Paris ?
- !...
- Je le sais, moi, le Bottin dit : ...0000 ! Vous doutez-vous maintenant de ce que représentent de maisons ces... 0000 rues ?
- ?...
- Mettons, au bas mot, 000000. Soit un total d'environ.. 000000 concierges. Que penseriez-vous d'un roman en livraisons intitulé les Concierges de Paris ? Une fortune !...
Mais l'entrepreneur se dérobait... regrettait... saison prête... plus tard... revenir me voir... salue bien...
Et le bonhomme minable s'en alla, conduisant ailleurs, stoïquement, son haut-de-forme à soufflet, les boutonnières fracturées de son ample redingote et le volumineux Bottin semblable, de loin, à quelque pain de munition sous un bras de mendiant.

Lucien Descaves

Samedi 25 janvier 1890 Figaro Supplément Littéraire.
Lucien Descaves dans Livrenblog : L. Descaves dans Les Hommes du Jour. Jules Renard : Les Emmurés, roman par Lucien Descaves (« Les Livres » Mercure de France, Janvier 1895).

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