I
Spectre seul
L'Ombre semblait pleuvoir avec les fluides hachures d'une averse qui fuyait interminablement d'un ciel enfumé, pareil de ton au ciment noirci par de terreuses infiltrations, comme si cette indigente ruelle et toute la maussade ville provinciale elle-même eussent été construites sous les voûtes fangeuses de quelque réservoir souterrain. Déjà la nuit se blottissait aux angles de la triste salle de café où j'étais assis, une maladroite et rougeaude bonne n'en finissait pas de remonter – avec une foule de bruits agaçants – une demi-douzaine de lampes grinçantes, et je baillais mortellement, endolori par le tambourinement monotone des gouttes sur les vitres et le sourd pataugement des passants hâtés parmi les flaques d'eau sale.
Bientôt je m'aperçus que – depuis longtemps déjà – mes yeux distraits s'étaient fixés sur un homme à la physionomie chagrine qui, comme moi, semblait plongé dans le plus nauséeux désœuvrement. Ayant considéré attentivement – pendant que j'étais moi-même l'objet d'un pareil examen – son front dégarni, ses prunelles décolorées, ses paupières rougies et plissées d'une infinité de menues rides, sa lèvre inférieure pendante et son envahissante barbe grise, je fus saisi d'une soudaine pitié et, presqu'au même instant – avec une fulgurante rapidité – j'eus la conscience de posséder – au moins passagèrement – l'inexplicable pouvoir de m'immiscer aux plus intimes sentiments de l'inconnu et de m'identifier avec la substance de ses afflictions.
Au moment où je l'observais, l'homme, dont le cœur paraissait vide et désolé, tournait toutes ses mélancoliques pensées vers les époques plus heureuses de son enfance. Le vivant et joyeux affairement de la ville maritime où il était né bruissait dans le lointain de son souvenir. Les spectres des choses passées se levaient avec les couleurs apâlies de l'oubli. Une opaque futaie de mâts s'érigeait avec des clairières de granit et de mer ; de blanches digues s'allongeaient portant très loin les grêles colonnes des phares.
Par delà les faubourgs de la ville se prolongeaient de vastes chantiers penchant vers les bassins les carènes des futurs navires, incessamment retentissantes de martèlements cadencés. Derrière les poupes s'alignaient à l'infini de hauts et larges cubes de madriers de Norwège laissant entre eux de stricts couloirs où nageait un parfum de résine.
L'imagination de l'homme se faufilait dans les détours familiers de ce labyrinthe tapissé d'un gazon dru et frisé sur lequel s'ébattait une gazouillante volée d'enfants, aux mains souillées de goudron, aux vêtements attristés d'accrocs et de taches ; il concentrait toute sa puissance mnémotechnique sur ces figures éparses, mais, des noms qui s'offraient à lui, il n'en pouvait articuler aucun d'une façon précise.
Entre toutes, une vision l'arrêtait, c'était une agile et blonde fillette dont les pieds tannés d'un hâle salin frétillaient sous une robe bleue déteinte ; il se rappelait l'avoir un jour couronnée d'un diadème de coquillages et de ces chardons cæruléens dont les racines rampent dans les sables telles que des cordes grasses.
Mais, de même que ses autres compagnons d'enfance disparus depuis lors sans qu'il eût conservé de relations avec un seul d'entre eux, l'enfant qu'il avait aimée était fortuitement partie au loin et jamais plus il n'avait entendu parler d'elle.
Poussant un soupir de regret, l'étranger poursuivit le cours de sa rêverie.
Aux chantiers avaient succédé de petits jardins des bas quartiers dont les carrés de choux rouges et de pommes de terre étaient séparés par de vivaces haies de sureau ou de courbes épaves de navires, égayés par des touffes capiteuses de romarin et d'angélique.
Là encore, il reconnaissait beaucoup de figures d'amis. Par malheur, il y avait de longues années qu'il ne s'était enquis de leur situation et ils l'avaient sans doute totalement oublié.
A ce moment, un bref temps d'arrêt se produisit dans les fuyants rappels de cette imagination. Il me sembla que le rêveur éprouvait une complète fatigue, un écœurement absolu, et je ne vis plus rien.
Cet état de prostration ne se prolongea pas ; comme le flot impétueux d'un jeune sang, de recrudescentes souvenances affluèrent vers la cervelle du solitaire ; une autre ville de la Mer – située, celle-là, dans les dernières brumes septentrionales – s'offrit à lui ; c'était en un quartier de matelots, éclatant d'un vacarme de rixe et de jurons et sur lequel pesait un fumeux brouillard d'alcool et de tabac. Des trognes rubicondes, dans le brouillard, se balançaient avec de vagues sourires ; des servantes fardées, aux lèvres connues versaient de brutales eaux-de-vies et de machinales caresses.
L'étranger se récapitula amèrement les noms des camarades de son âge mûr, ils lui étaient devenus aussi inconnus que les amis de sa jeunesse.
Alors les paysages de sa mémoire varièrent encore. Et ce fut une île tropicale endormie dans la splendeur des feuillages et des floraisons qui semaient leurs pétales vers le clair océan. Mais un long paquebot, salit l'azur de ses cheminées vomissantes ; forcé par les circonstances, l'homme s'embarqua et, sur le pont, il agitait encore de vagues gestes d'adieu aux quels répondaient du rivage de plaintives mains féminines de plus en plus lointaines.
Longtemps encore et vainement, l'homme compulsa tous les séjours et toutes les fréquentations de ses voyages ; du gouffre de plus en plus ténébreux de son souvenir ne surgissaient que des indifférents ou des morts ; une profonde lassitude d'âme l'envahit, il constata avec désespoir qu'il était possédé par la solitude.
A contempler la pluie de plus en plus copieuse et torrentielle dans la rue de plus en plus déserte, la salle où la nuit s'installait et dont pendaient les tentures moisies, il se sentit un égal dégoût de partir ou de rester et s'affaissa sur les journaux cent fois lus, sur les journaux crasseux et ressassés comme le reste .
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En cet instant les lampes furent enfin apportées. Alors, je poussai un faible gémissement et il me parut qu'on m'entrait dans le cœur la pointe vive d'un glaçon, car je venais de constater que c'était – dans le tain boueux de la glace – le propre reflet de ma face vieillie que je contemplais et que c'était mon propre délaissement que je venais de distraitement scruter avec tant d'inutile et soigneuse cruauté.
Gustave Le Rouge.
L'Art Social, octobre 1892.
Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan. Gustave Le Rouge : Le Christ aux outrages, tableau de M. de Groux. Gustave Le Rouge : Notre-Dame la Guillotine.
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