Le Revue des Journaux et des Livres. Tome II N° du 3 janvier 1886.LE POÈTE ASSASSINPar quelles circonstances en était-il arrivé à commettre ce crime ? Il n'en savait rien lui-même. Il avait été certainement le jouet d'une implacable fatalité.La scène du meurtre hantait continuellement sa mémoire avec la crudité des moindres détails. Il revoyait l'infâme ; elle se dressait devant lui avec les saisissants reliefs de la réalité. Ses longs cheveux aux reflets d'aile de corbeau étaient noués en torsade au sommet de sa tête et des parfums lourds, endormeurs, en émanaient. Ses yeux commandaient le pardon bien plus qu'ils ne l'imploraient, et ses lèvres, accoutumées aux baisers trompeurs, s'entr'ouvraient pour prononcer de fallacieux serments.
Mais il l'avait tuée froidement, ne voulant rien voir, rien entendre, ayant la certitude des fautes impardonnables.
Il s'appelait Rodolphe Planson et n'avait pas vingt-cinq ans. Après avoir terminé ses études, il s'était livré tout entier à l'art et déjà il avait écrit un roman, un drame, qui dormaient dans ses cartons, il est vrai, mais qui d'un jour à l'autre pouvaient le rendre célèbre, car ils étaient frappés du sceau de cette originalité qui suffit pour qu'une oeuvre de talent émerge dans la foule des livres et que seuls les génies possèdent.
II
Certes, une fois sur les bancs de la cour d'assises, il aurait pu facilement défendre sa tête et même n'avoir qu'une faible condamnation.Mais en voyant son avenir irrémédiablement perdu, lassé de la vie qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une marâtre, il résolut d'en finir... en original. Après tout, pensait-il, ne pas être, n'avoir aucune sensation, est encore ce qu'il y a de désagréable.
Il commença par refuser un avocat, voulant se défendre lui-même, c'est-à-dire dans son idée s'amuser aux dépens du monde en général, de ses juges en particulier. Les gardiens de la prison étaient tout étonnés de l'entendre rire, non pas de ce rire vague et continu des fous, mais de ce rire vraiment humain de l'homme dont la raison est saine.
Mais les juges et le public furent encore plus étonnés lorsqu'en plein tribunal il débuta par ces mots :
« Messieurs les juges, messieurs les jurés, et toi vaine foule qui m'écoutes, je commence par vous déclarer que je ne vais chercher nullement à défendre ma tête, car c'est là ce que tous les condamnés font, et j'ai horreur de faire comme les autres.....
Ici le président l'interrompit :
Qu'allez-vous faire alors ?
« Ce que je vais faire, monsieur le président ? oh! c'est, bien simple, je vais vous donner de quoi me condamner à mort...
Deuxième interruption du président :
Accusé, savez-vous qu'à ce jeu-là vous risquez beaucoup?
« ...Monsieur le président, il me semble que ce n'est pas à vous, catholique et homme marié, qu'il appartient de tenir un tel langage. Car en tant que catholique, vous devez savoir quelles sont les éternelles délices qui nous attendent au delà de la vie par delà la tombe, quand l'âme dégagée des liens de la matière entrevoit les féeriques apothéoses des paradis inconnus où les aimées, les houris, les bayadères viennent s'offrir pour les luxures saintes et permises. Enfin, en tant qu'homme marié, vous n'ignorez pas les perpétuels ennuis qui nous escortent pendant cette existence, en deçà du tombeau, quand le corps dégagé des liens du vêtement frôle celui de l'épouse que vingt-cinq ans de mariage ont rendue par trop légitime.
Troisième interruption du président :
Accusé, je vous rappelle à la pudeur d'abord, au sérieux ensuite.
« ... A la pudeur, dites-vous, monsieur le président ? Ah! je retrouve bien là le juge, dans ce que je nommerai avec ou sans votre permission : la quintessence de l'imbécillité. Car, vous en conviendrez avec moi, messieurs, ce n'est pas à vous qu'il appartient de parler de pudeur, lorsque vous ou vos prédécesseurs vous avez eu l'impudicité de poursuivre comme outrage aux bonnes moeurs : Madame Bovary, de Flaubert, ou, plus récemment encore : la Chanson des Gueux, de Richepin.
Quatrième interruption du président :
Accusé, vous sortez du sujet qui vous amène en ce lieu.
« ... Si je sors de la question, c'est que la question est trop simple pour que j'y puisse longtemps rester. Elle se résume en effet à ceci ; J'ai tué ma maîtresse. C'est vrai ; non parce qu'elle me trompait, mais parce que, si je l'avais laissée vivre, elle aurait été trompée tôt ou tard par son nouvel amant, qu'elle adorait, et elle se serait suicidée de douleur. Vous voyez bien; messieurs les juges, que je lui-ai évité la peine de se tuer et que je n'ai agi que par pure charité, charité chrétienne ou laïque, comme vous voudrez. »
IIIToute sa plaidoirie fut sur ce ton. Quelques juges voulurent le faire passer pour fou ; mais alors il redevenait sérieux et montrait aux médecins spécialistes qu'il avait sa pleine raison.Il fut condamné à mort.
Une fois dans sa cellule à la Roquette, il obtint du papier, de l'encre et des plumes pour passer le temps, disait-il, pendant ses derniers jours d'existence. On voulut lui faire signer une demande de grâce, mais jamais il ne consentit à donner sa signature. Il préférait mourir.
Son crime et sa condamnation avaient lait beaucoup de bruit dans les journaux. Il était devenu le héros du jour. Dans les salons, on ne parlait que de « cet original Rodolphe Planson».
Les journalistes venaient le voir et reproduisaient dans leur feuille la conversation qu'ils avaient eue avec lui. Un jour, un reporter du Figaro le pria de vouloir bien écrire quelque chose pour le supplément littéraire.
—- Mais, il y a un an, je vous envoyais toutes les semaines un article ; pourquoi ne l'insériez-vous pas ?
—- Parce qu'alors — .....
—- J'étais un honnête homme et que maintenant je suis un assassin !
—- Non pas; mais parce qu'alors vous étiez inconnu, ignoré, tandis que, maintenant, votre nom est connu de tout le monde.
—- D'où il résulte que pour acquérir une prompte célébrité il faut tuer son semblable.
—- Vous exagérez.
—- Non pas : c'est la conséquence logique de vos paroles; d'ailleurs, Je ne vous en veux pas. Mes yeux ont suffisamment vu te spectacle du monde, il est temps que je les tourne pour regarder de l'autre côté. Venez demain à la même heure, et je vous donnerai une petite nouvelle pour votre supplément.
La nouvelle parut, et il se vendit dix fois plus d'exemplaires.
Alors, les éditeurs vinrent le trouver ; eux qui jadis l'avaient reçu du haut de leur grandeur et l'avaient invariablement renvoyé avec ce sourire moqueur et impertinent qu'a celui qui est tout pour celui qui n'est rien, allèrent à la Roquette, humbles, petits, obséquieux, soumis, se disputant les manuscrits de ses romans à coups de billets de banque.
Il les céda tous, y compris celui d'un volume de vers, non sans s'être auparavant payé le spectacle de cette chose inconnue — plus rare qu'un merle blanc ou qu'un membre de l'armée du salut sans Bible, — un romancier non imprimé renvoyant des éditeurs.
IV
A quelque temps de là, une Société de bienfaisance organisa un concert pour les pauvres. Rodolphe Planson écrivit à l'organisateur de la fête ces quelques mots :
« Monsieur, voulez-vous réaliser un gros bénéfice ? Si oui, obtenez du préfet la permission de me compter parmi vos artistes. Je crois avoir quelque talent et encore plus de célébrité — bonne ou mauvaise, qu'importe ! — que je suis heureux de mettre à votre disposition, au profit d'une bonne oeuvre. »
La police donna la permission. Sur les affiches annonçant la fête, avant les noms des principaux de nos acteurs, on lisait :
... avec le concours de Rodolphe Planson
Le Poète assassin
Avec cette réclame, les billets qui, jusqu'alors, s'étaient très peu vendus, s'enlevèrent en quelques jours, bien que leur prix fût triplé.
Rodolphe Planson figura deux fois sur le programme; dans la première partie, il déclama la
Conscience, de Victor Hugo. Les spectateurs ne purent s'empêcher de sentir un frisson de terreur refroidir leurs os en entendant cet homme, dont la tête serait tranchée dans quelques jours, lancer à pleins poumons, d'une voix sombre et puissante, ce magistral vers :L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.
Dans la seconde partie, vêtu comme l'est le condamné au moment de l'exécution, il récita une poésie faite par lui : Devant l'échafaud, qu'il comptait, réciter de nouveau sur la plate-forme de la guillotine, à l'instant suprême.
Son succès fut immense:là salle entière applaudit et trépigna d'enthousiasme. Six mois avant on ne l'aurait même pas écouté.
V
Quelques jours avant son exécution, il reçut la visite d'un professeur de la Faculté de médecine, qui lui demanda de vouloir bien se prêter à certaines expériences.
— Monsieur, répondit Rodolphe Planson, j'aime la science presque autant que les belles-lettres, ce qui n'est pas peu dire; aussi c'est avec un véritable plaisir, que je mets à votre disposition ma tête et mon corps. Faites-en ce que bon vous semblera.
— Pour l'expérience que j'ai en vue il faudrait que nous nous entendissions d'avance.
— Entendons-nous donc.
— J'ai obtenu, non sans peine, que l'on ne fasse pas, selon la coutume, une fausse inhumation. Après l'exécution votre corps et votre tête me seront aussitôt livrés. Pour ne pas perdre une minute, j'aurai tous mes appareils derrière l'échafaud près de moi. Une fois votre tête tombée dans le panier, je la ramasserai et la mettrai dans un automate que j'ai confectionné ; des fils électriques communiqueront avec vos nerfs. Vous essaierez de parler et, si vous réussissez, vous me direz la sensation que vous éprouverez. Avez-vous compris ?
— Très bien.
— Consentez-vous?
— Parfaitement !
— Merci au nom de la science et à bientôt.
— A bientôt !
Le matin de son dernier jour, Rodolphe Planson reçut la visite du prêtre.
— Monsieur, lui dit ce dernier, je viens vous confesser et vous apporter la sainte communion.
— Monsieur le curé, je vous remercie beaucoup. Malheureusement, si je crois très fermement que deux corps quelconques placés dans l'espace s'attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distancé, je ne crois pas du tout à l'immortalité de l'âme. Ainsi donc vous trouverez bon que je ne touche pas à l'hostie.
Le prêtre insista quelques instants, mais, voyant qu'il avait affaire à un profond sceptique, il eut l'honnêteté de ne plus parler religion.
Une heure après, Rodolphe Planson, calme et souriant, arrivait au pied de la guillotine. Le professeur de la Faculté lui demanda :
— Vous souvenez-vous de l'expérience ?
— Oui, répondit-il, soyez sans inquiétude.
Alors, lentement, en traînant sur le rythme, il récita sa poésie : Devant l'échafaud, dont voici les trois premières strophes :
Guillotine, seule maîtresse. Qui ne trompes pas ton amant, Je vais ressentir ta caresse Dans un moment.Je vais me coucher sur la planche,
Passer ma tête dans le trou,
Pour que ton lourd couteau me tranche
En deux le cou.Sois pour moi pleine de luxure ! Que ma tête très lentement Aille rouler dans la sciure Lascivement !
La dernière strophe finie, il se tourna vers la guillotine, s'étendit tout de son long sur la planche, sans être touché par la main d'un valet de bourreau, puis passa sa tête dans le. trou en criant: Tirez la fi.....La syllabe celle resta dans sa gorge ; sa tête roula dans le panier.
Le médecin la ramassa et mit les tronçons des nerfs, qui pendaient comme les fils d'une étoffe effiloquée, en communication avec des piles électriques. La face du guillotiné se contracta horriblement ; les yeux roulaient dans leurs orbites ; les paupières se baissaient et se relevaient automatiquement.
— Pouvez-vous parler ?— Ou...i.
— Que ressentez-vous ?
— Je.,. souf....fre... beau....coup...
Ce fut tout ; les paupières se fermèrent pour toujours.
Un lugubre silence enveloppa les spectateurs de cette scène, et seule la sonnette électrique que faisait aller la pile continua son dreling... dre- ling... dreling...
VI... Dre ling... drel ing... dreling...
— Ouvre donc, Rodolphe, c'est moi.
— Qui toi ?
— Ton Henriette, parbleu ! Tu ne reconnais pas ma voix.
Rodolphe Planson sauta hors du lit, mit un pantalon, alla ouvrir.
—- Ah ! çà, où suis-je et qui es-tu ?
—- Tu rêves donc tout éveillé maintenant ? Tu es chez toi et je viens voir si tu veux faire la paix ou si nous sommes toujours fâchés comme hier soir.
— Alors je ne suis pas mort... l'échafaud... c'était un horrible rêve... mon roman n'est pas imprimé...
— Es-tu fou pour parler d'échafaud ?
— Figure-toi que j'ai rêvé t'avoir tuée... oh ! mais il faut que je te raconte...
— Écoute ! il fait un temps splendide... si tu veux, allons déjeuner à la campagne... tu me diras ton rêve sur l'herbe...
— Je veux bien, mais d'abord passons à la Roquette pour que : je sois bien certain que mon échafaud n'a existé qu'en songe.
ARMAND CHARPENTIER.
Dans cette nouvelle Armand Charpentier surenchérit sur Villiers de l'Isle-Adam qui, avec Secret de l'échafaud (1), avait traité de la possibilité de communiquer avec un tout frais guillotiné. Dans la nouvelle de Villiers, Monsieur Couty de la Pommerais, médecin et condamné à mort, reçoit la visite du célèbre chirurgien Armand Velpeau qui lui propose une expérience. Le chirurgien « au tombé du couteau », sera-là, près de la machine, la tête du condamné passera des mains du bourreau aux siennes et c'est alors que le condamné devra abaisser, trois fois de suite, la paupière de son œil droit en maintenant l'autre œil ouvert. L'expérience échouera, la mort rigidifie le cadavre, le savant doit s'incliner, il ne prouvera pas qu'une « sensibilité réelle persiste dans le cerveau de l'homme après la section de la tête ». La méthode de Villiers devait sembler trop archaïque à Charpentier dont le professeur de Faculté connecte par les nerfs la tête du condamné à un automate. Cette fois l'expérience réussit, le mort parle. Pour le catholique Villiers la science positive échoue devant la mort, alors que le scientiste Charpentier fait parler le mort avec l'aide d'une machine.
Bien d'autres ressemblances et différences seraient à noter entre ces deux récits : dans la nouvelle de Villiers, La Pommerais se pourvoit en cassation, ses proches tentent d'obtenir sa grâce, Planson, lui, se déclare coupable, refuse d'être défendu. Si le malheureux héros de Villiers accueille bien l'abbé Crozes, le sceptique poète de Charpentier renvoie le curé venu pour l'extrême onction. La gloire promise par Velpeau à M. de La Pommerais, pour service rendus à la science, Rodolphe Planson, la connaîtra avant son exécution... Mais, différence essentielle, si la nouvelle de Villiers ne cache rien du tragique de l'exécution, des rires hideux qui brisent le silence à l'arrivé du condamné à l'échafaud, si elle s'attarde sur la face « sombre, horriblement blanche » du guillotinée, et se termine sur le fourgon de justice filant vers Montparnasse. Celle d'Armand Charpentier, montre un héros qui fanfaronne et déclame des vers en se rendant à l'échafaud. Si le chirurgien ne s'y lave pas les mains ensanglantées comme son collègue du Secret de l'échafaud, n'est-ce pas parce que le meurtre, l'emprisonnement, la gloire, et l'exécution du Poète assassin n'étaient qu'un rêve ?
(1) Le Secret de l'échafaud, in L'Amour Suprême, Maurice de Brunhoff, 1886.
Pour un peu plus de renseignements sur Armand Charpentier voir Livrenblog : Armand Charpentier : L'Initiateur . Un "figurant" de la scène littéraire : Armand Charpentier. Félix Fénéon dans le Roman d'un singe d'Armand Charpentier.
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