La Vie Nouvelle Revue Mensuelle de Littérature et d'Art
Assassinons l'intelligence et l'esthétique
si nous voulons comprendre la beauté.
Le "Dadaïsme" n'est pas né de quelque théorie esthétique poussée jusqu'à ses ultimes conséquences comme le Futurisme. Il n'est pas sorti d'une transformation des concepts esthétiques comme le Symbolisme. Non plus d'un besoin de renouvellement dans la plastique verbale selon la formule des Cubistes purs comme Reverdy, des Nunistes comme Pierre -Albert Birot ou des Ontoïstes comme Roch grey. Dada est né hors le temps et l'espace, dans le pur abstrait. Ce n'est une métaphysique. C'est plus que cela, c'est une "hypopsychie".
Je m'explique : Que ce soit grâce à une lente évolution des substrats psychiques ou par quelque disposition peu à peu améliorée de la substance grise, les interprétations philosophiques du monde se précisent peu à peu, se détaillent, se fragmentent et se compliquent par le sens perpétuel de la divisibilité à l'infini. Rosny a pu dire que "la science ne résout pas, mais crée le mystère". C'est ainsi que les études psychologiques basées sur la vésanie, tant dans la fameuse école de Nancy qu'à Zurich, ont abouti à concevoir l'âme humaine comme beaucoup plus souvent et puissamment "impulsée" par son inconscient que par son conscient. L'étude de l'inconscient refoulé par une sorte de contrôle au seuil du conscient est actuellement le grand dada des psychoanalystes.
Or, le premier lien qui disparaisse avec la conscience est le "lien logique" et les idées venues de cet arrière-moi qui franchissent le seuil conscient se caractérisent par "l'association-libre". L'association libre ne doit pas échapper pourtant à la possibilité d'une définition intrinsèque, mais la loi n'en a pas encore été trouvé avec certitude. Ici apparaît la règle qui dominera le "dadaïsme" : pas de logique, pas de rationalité. C'est hors le principe de raison que la Vérité Dada naîtra et c'est hors les lois causales que l'esthétique Dada donnera de la beauté.
Il est un peu délicat de prétendre donner l'arbre généalogique d'une forme d'art. Comme le dit Pierre Benoit dans son "Atlantide" et, naturellement pour tout autre sujet, "dans la vie, il n'y a pas de séparation des genres". Tout se compénètre et se confond. Hegel avait déjà osé dire : "Tout est identique". Je ne crois donc pas plus synthétiser le mouvement Dada dans quelques affirmations qu'il ne me parait possible de fixer les limites du Dadaïsme. La vérité est en ceci qu'un concept métaphysique issu des limites du moi conscient mais "plus ou moins clairement élucidé" quoique décelé par l'analyse, sert de base à l'activité physique et très consciente de jeunes gens dont la plupart n'ont avec leur idée directrice aucun contact certain et intellectuel. Un magnétisme collectif s'exerce, qui passe par des maxima et des minima et se cantonne dans le subconscient. Les Dadaïstes, à la façon de réactifs chimiques se corrodent ou se dissolvent entre eux dans le contact quotidien des idées, des mots et des impulsions mentales.
Le mouvement subira des hauts et des bas, il se transformera, changera de nom, semblera peut-être disparaître, mais en réalité il est destiné à absorber toute la pensée et toute la littérature moderne et je vois déjà une activité parallèle dans cette fameuse théorie renouée de la Gravitation Universelle, qui nous vient d'Allemagne, et qui repose sur cette idée : "la ligne droite est non seulement irréalisable en fait, mais un concept absurde et antinomique." La ligne courbe serait ainsi la seule qui corresponde à la logique de l'esprit. Et je vois revenir derrière cette idée le vieux serpent qui se mord la queue des alchimistes ou la mystérieuse liaison entre les mots Sémitiques primitifs qui signifient la sphère et la sagesse.
Mais ceci va bien loin. Le Dadaïsme naît. Il en est à la période des ruades, des cabrioles et des rigolades. rien en lui ne décèle rigoureusement son avenir. Je n'en crois pas moins à son importance décisive, tant en art qu'en philosophie, voir même en économie politique (un jour). Pour le moment, il donne des représentations catastrophiques et cocasses qui ne visent qu'à réaliser un absurde inédit et surprenant qui s'absente de la norme et échappe à l'usage. Le produit "stable" de la chimie intellectuelle qui prend le nom de "Dada" n'est pas encore reconnu. Il est hors de doute qu'il existe, mais comme Le Verrier établissant les coordonnées d'une planète mystérieuse, nous savons, nous percevons son influence sans pouvoir l'enclore dans une définition nette jusqu'ici.
Ses éléments nés de la réaction de l'inconscient sur le conscient sont la révolte. Révolte qui prend diverses formes, selon, les individus, révolte contre les faits d'ordre social et contre les faits d'ordre esthétique. Révolte avec besoin de briser des idoles, d'assassiner les vieux usages, de danser sur cette tradition qui soumet les vivants à la volonté morte des morts. Beaucoup disent qu'attaquer certaines choses c'est ébranler l'édifice de la civilisation, et peut-être même l'intelligence. Comme si le principe de la pensée n'échappait pas à toutes les écritures, à toutes les théories au cerveau même ? Comme si l'inconscient n'était pas l'âme même ? Comme si la civilisation de 1920 était plus délicate, plus raffinée, plus spirituelle que celle d'il y a trente siècles ? Comme si la crasse millénaire qui noie l'effigie des mots, des phrases, des idées, des sensations, de toute la sensibilité humaine n'avait pas besoin d'être décapée; comme si l'absurde et le paralogique n'étaient pas, possédant autant de contact que leurs contraires avec la réalité, des choses neuves, fraîches, "belles", vierges, et qui méritent notre hommage à leur tour.
Renée Dunan
In La Vie Nouvelle, N° 1, Décembre 1920, Pages 17 à 20.
Description de la revue : La Vie Nouvelle, Le Caire, N° 1, décembre 1920, 20 X 14 cm, 48 pages, le premier plat est illustré d'un bois de Ludovic Rodo [Pissarro]. Publiée au Caire par Les Editions de La Librairie d'Art, Stravinos & Cie, Libraires éditeurs, 23, rue Kasr-el-Nil. Directeur E. Goldenberg-Cahen. Rédacteur en chef Pavos Stavrinos. Représentant pour la France, Joseph Rivière.