Il est champion de billard russe. Il chante "Titine" chez les duchesses. Il parle le français à sa manière, qui est la vraie, et retourne sous toutes ses coutures le "troutrou de la gra mama". aux meilleurs soirs, il dîne chez Lesur, soupe chez Lipp et finit aux halles devant la soupe à l'oignon.
Invité partout, il accepte parfois - il le faut bien - les longs dîners protocolaires. Les plus beaux colliers de perles à manger des huîtres sont postés là, en pleine peau, destinés à encadrer son visage rond, qui connut une barbe de roi mage. On l'attend. Le parapluie de M. Eiffel marque dix heures. Un taxi s'arrête. Le voilà. On ne se met à table que lorsqu'il vient. Fargue a établi, une fois pour toutes, une étiquette qu'il impose et que les maîtresses de maison sont trop heureuses d'accepter.
En un instant, la vie ordinaire ce transfigure. Il y a un monde fou à la fenêtre, Maurice Ravel, Painlevé, Guili, de Monzie et Albert Sarraut, futurs académiciens. Les mots jaillissent cocasses, déformés, pot chamboulés, d'un éclat lyrique, d'un éréthisme, d'une verdeur intarissables. Fargue est lancé. Il tourne comme un toton dans le maëlstrom des paraboles exorbitantes, les Ennéades, Plotin, Porphyre, Jamblique, Lautréamont. Qui la lu ne s'en étonneguère. Mais le personnage n'apparaît vraiment qu'à l'écouter. Une sorte de magie descend sur lui dans cette lumière singulière et pathétique, où n'atteignent que des rares prédestinés.
Sa présence éclipse les vedettes du jour. Il est plus demandé qu'Abard Bonnel, Pyl Valerol ou son vieux complice Valero-Larby. Tout ce que Paris compte d'ambassadeurs, de sur-secrétaire d'Etat, de punaisons lauréats, de généraux sous l'Empire, de paveurs de rues, de bistrots et de jolies filles s'empresse et s'excite autour de lui, comme le siphon sur l'apéritif. Les grandes dames surtout le tirent par où elle peuvent, pour le montrer dans leur salon, un instant. Il se laisse faire. L'amour, c'est quand ça lui plaît. Il suit son plaisir, son rêve et ses embêtements, ce qui est à peu près la même chose.
Il travaille bien plus qu'on ne le croit, mais il ne l'envoie jamais dire. Il boit aux fontaines de demain. Chaque jour le différencie, grandit sa figure, affirme son influence. Il n'en a cure, ou du moins il n'y parait pas, sauf quand il se fâche. Alors il fulmine, il écume, il est terrible. Il hait le petit bourgeois, l'homme qui n'est que riche, l'hypocrite, l'arrivé sans talent, le gentilhomme qui fait un enfant à sa bonne et va le jeter à l'eau tout doucement. Il aime le petit peuple et le défend. Il s'emballe, monte sur ses grands chevaux, en redescend et reprend pour la centième fois le fameux "troutrou", qui est comme le coup de baguette de son orchestre, le prélude à ses secrets enchantements.
Le voilà rendu à la sagesse, au silence. Il passe une demi-heure au lavabo et se brosse longuement les mains. Il quitte tout le monde et gagne son royaume, qui est la nuit. Il porte en lui ses feux d'artifice, ses rats glissant entre les arbres, ses chiens perdus, ses pauvres consolations, ses regards éteints et ses fantômes. Il s'habille de son morne éclat. Jusqu'à la première surprise des voix humaines, toutes les étoiles se donnent rendez-vous en son vieux coeur.
Invité partout, il accepte parfois - il le faut bien - les longs dîners protocolaires. Les plus beaux colliers de perles à manger des huîtres sont postés là, en pleine peau, destinés à encadrer son visage rond, qui connut une barbe de roi mage. On l'attend. Le parapluie de M. Eiffel marque dix heures. Un taxi s'arrête. Le voilà. On ne se met à table que lorsqu'il vient. Fargue a établi, une fois pour toutes, une étiquette qu'il impose et que les maîtresses de maison sont trop heureuses d'accepter.
En un instant, la vie ordinaire ce transfigure. Il y a un monde fou à la fenêtre, Maurice Ravel, Painlevé, Guili, de Monzie et Albert Sarraut, futurs académiciens. Les mots jaillissent cocasses, déformés, pot chamboulés, d'un éclat lyrique, d'un éréthisme, d'une verdeur intarissables. Fargue est lancé. Il tourne comme un toton dans le maëlstrom des paraboles exorbitantes, les Ennéades, Plotin, Porphyre, Jamblique, Lautréamont. Qui la lu ne s'en étonneguère. Mais le personnage n'apparaît vraiment qu'à l'écouter. Une sorte de magie descend sur lui dans cette lumière singulière et pathétique, où n'atteignent que des rares prédestinés.
Sa présence éclipse les vedettes du jour. Il est plus demandé qu'Abard Bonnel, Pyl Valerol ou son vieux complice Valero-Larby. Tout ce que Paris compte d'ambassadeurs, de sur-secrétaire d'Etat, de punaisons lauréats, de généraux sous l'Empire, de paveurs de rues, de bistrots et de jolies filles s'empresse et s'excite autour de lui, comme le siphon sur l'apéritif. Les grandes dames surtout le tirent par où elle peuvent, pour le montrer dans leur salon, un instant. Il se laisse faire. L'amour, c'est quand ça lui plaît. Il suit son plaisir, son rêve et ses embêtements, ce qui est à peu près la même chose.
Il travaille bien plus qu'on ne le croit, mais il ne l'envoie jamais dire. Il boit aux fontaines de demain. Chaque jour le différencie, grandit sa figure, affirme son influence. Il n'en a cure, ou du moins il n'y parait pas, sauf quand il se fâche. Alors il fulmine, il écume, il est terrible. Il hait le petit bourgeois, l'homme qui n'est que riche, l'hypocrite, l'arrivé sans talent, le gentilhomme qui fait un enfant à sa bonne et va le jeter à l'eau tout doucement. Il aime le petit peuple et le défend. Il s'emballe, monte sur ses grands chevaux, en redescend et reprend pour la centième fois le fameux "troutrou", qui est comme le coup de baguette de son orchestre, le prélude à ses secrets enchantements.
Le voilà rendu à la sagesse, au silence. Il passe une demi-heure au lavabo et se brosse longuement les mains. Il quitte tout le monde et gagne son royaume, qui est la nuit. Il porte en lui ses feux d'artifice, ses rats glissant entre les arbres, ses chiens perdus, ses pauvres consolations, ses regards éteints et ses fantômes. Il s'habille de son morne éclat. Jusqu'à la première surprise des voix humaines, toutes les étoiles se donnent rendez-vous en son vieux coeur.
René Kerdyk.
Portrait publié dans Le Crapouillot de Novembre 1933.
SPLEEN
Dans un vieux square où l'océan
Du mauvais temps met son séant
Sur un banc triste au yeux de pluie
C'est d'une blonde
Rosse et gironde
Que je m'ennuie
Dans ce cabaret du Néant
Qu'est notre vie.Extrait de Ludions
Voir le site consacré au Piéton de Paris.
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