vendredi 4 juin 2010

HASCHISCH par CHARLES GROLLEAU.


HASCHISCH


Tout corps est en perpétuelle émanation de sa propre substance.

Swedenborg.

Certains jours, je le prends tel qu'il me vient d'Egypte, noirâtre et d'une amertume atroce, parce qu'il me semble utile d'éprouver quelque souffrance, relent qui donne aux voluptés une saveur plus profonde.
D'ailleurs l'amertume n'est rien, et les douleurs parfois vous attendent au seuil du Palais des Chimères à faire reculer le plus vaillant... le cœur bat à se rompre, les extrémités se refroidissent, une traînée de feu parcourt les fils enchevêtrés des nerfs !.. Mais bientôt c'est la paix, et le haschischin goûte les joies de la vie animale, s'exaltant pour lui dans les profondeurs de la vision.
Ce qui ne peut être noté, c'est la sensation de vivre à la fois dans le passé et dans le présent, l'extatique perception de choses séculaires, d'actes et de pensées qui dormaient enfouis (depuis toujours) et qui s'éveillent, créations exquises ou terribles, subitement ranimées.

Un charme s'est rompu et l'Inexprimable dont le mystère nous poignait jusqu'à l'angoisse se révèle à nous et se transfigure sur un Thabor insoupçonné.

Le décor, les miroirs, les parfums, les lumières, ce que Gautier nomme « le canevas du rêve » ne sont pas à mon sens indispensables, du moins pour les expériences que j'ai voulu tenter.

Quand la fête spirituelle commence, même dans la rue la plus odieuse, les gestes des passants s'amollissent, tout en restant précis, sans halo de rêve, les bruits sont ouatés, la corne d'un tramway n'est plus qu'une musique lointaine le poids du corps diminue on se sent porté, comme soulevé de terre et la marche est une joie, presque un vol.

Je me souviens d'une course à travers un des plus lamentables coins de Paris, sur le boulevard de la Villette, au bras d'un ami. Tout-à-coup, le boulevard s'élargit, devient immense, les passants ne sont plus, les cris s'éteignent, et c'est un Versailles inouï, d'une splendeur indicible. De fastueuses allées s'allongent, droites, en marche vers un horizon si lointain qu'il me vient à la pensée - confusion étrange de l'espace et du temps - que nous serons tous deux des vieillards quand nous aurons pu l'atteindre. Du reste, il y a longtemps que nous marchons, oh sans fatigue, si longtemps que nos paroles déjà sont très anciennes, fleurent le musc vieilli et la poudre à la maréchale, qu'elles ne sont plus, même ! et que nous nous taisons, ne troublant le majestueux silence que de brèves et bégayantes paroles, de moribonds murmures, rappel de défuntes histoires.

La mémoire est maintenant la vie présente...

Et toujours ce corps qui devient léger, plus léger...

Ah flotter dans l'air calme, être la fumée qui plane, colorée à peine, d'une pipe... une pipe hollandaise... je vois un vieux de Van Ostade qui fume, j'entoure son bonnet de laine, j'ai la sensation d'effleurer sa tête grise, et son bonnet sa lève... Voici son cerveau qui devient l'ouverture d'une magique lanterne il pense au fils qui revient de la pêche vers un port aux flots très calmes le soleil couchant l'inonde de feux rouges, voici les barques qui rentrent, les voiles gonflées à peine, comme de grands oiseaux fatigués.

Mais vraiment je deviens trop impondérable une buée subtile m'entoure et je voudrais m'arrêter pour jouir de cette dissolution de ma substance pesante. Je me souviens de rêves mystiques ces vapeurs sont des harmonies, ce sont des parfums qui chantent, les âmes de millions de fleurs dont s'ensemence l'air autour de moi, et ces âmes sont de petites harpes éoliennes, doucement agitées par l'haleine d'un Sylphe que j'eus pour ami, autrefois.

S'asseoir !

Comme il y a longtemps que je marche Je ne suis point lassé, mais où est donc mon logis ?
Ai-je un logis ?

Quelle pacifique journée ! Sans doute, j'ai quitté ce matin une auberge nichée dans un site de roman. L'horloge, dans un coffre de chêne, avait arrêté ses battements l'hôtesse était très vieille et bonne, belle encore sous sa coiffe blanche, et je suis parti sans avoir mangé.

Je suis d'un pays mystérieux où l'on ne mange jamais.

Une voix douce intervient, celle de l'ami : il faut un gîte hospitalier, quelque divan où s'étendre, et comme l'atelier de W... est proche, c'est là que nous montons.

Bien vite mis au courant, d'ailleurs édifié de suite par mon visage empreint de béatitude et mes yeux noyés d'extase, le bon peintre a tôt fait de m'arranger un ou deux coussins et, retournant à ses toiles, me laisse à mon ivresse.

L'heure sonne de la séparation entre le monde extérieur et mon cerveau. Peu à peu, les êtres et les choses d'abord très distincts et qui se dessinaient encore dans leurs réelles proportions, perdent leur aspect particulier et leur habituelle physionomie. Un fluide inconnu sourd des tentures, des vases, des tableaux et des meubles, et ma sensitivité, déjà libérée des chaînes corporelles, perçoit leur langage intime.

Leur propre substance m'apparaît mêlée à la mienne et s'appariant aux facultés spéciales, développées par moi dans la vie réputée seule réelle.

Epris de rythmes et d'harmonies, la sonorité plus particulièrement me frappe, et le moindre bruit évoque un monde.

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Puis tout s'embrume c'est le sommeil et ses ténèbres où de magiques doigts vont broder des songes...

Combien de cycles planétaires ? Combien d'humanités faudra-t-il user pour faire apparaître sur ce plan vital où nous respirons, l'Etre impossible et chimérique dont le vague profil subitement éclaire l'écran de ma nuit ?

C'est la grâce et la force tout ensemble ses regards reflètent des siècles de pensée, et ses yeux ont l'humide clarté des yeux des petits enfants.

Est-ce un ange des Cieux que vit Swedenborg

Il n'est pas nu, ce n'est point un Céleste.

Ses vêtements sont d'une richesse barbare, sur sa tunique courent des broderies de métal clair, tout un poème d'arabesques. ·

Mais il fait un geste, ses mains en s'agitant agitent mon cœur de vibrations presque douloureuses et je sens remonter à mes lèvres, mêlée au miel du désir des caresses, l'amertume de mille regrets que je croyais évanouis.

Le baiser que je rêve doit avoir l'odeur des fleurs après l'orage, la saveur des fruits mûrs, la douceur du premier amour.

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Douleur sans nom, la Nuit s'abat sur nous, non pas la nuit, mais un linceul plus grand que le ciel, plus lourd que le monde, se collant au visage, au corps, et je me sens entraîné par un troupeau d'âmes en peine, courant affolées sous l'ensevelissement noir, se heurtant, se déchirant dans l'ombre opaque avec des cris étouffés, la bouche ouverte par des hurlements qu'on n'entend pas.
Mais le voile diminue d'ampleur, devient moins lourd une vapeur d'abord très épaisse, puis légère. c'est maintenant un désert de cendres grises, seulement éclairé des derniers rayons obliques d'un soleil mort.

L'immense horizon avant de disparaître, semble s'élargir. Une tristesse infinie tombe du ciel, partout autour de moi c'est le même spectacle de cendres, une plaine rase, sans ondulations, comme une mer très calme.

Alors un point noir apparaît, très loin ce point grossi, devient une tache, s'élargit et s'approche c'est une caravane. A pas lents, des chameaux porteurs précèdent une troupe bigarrée d'esclaves vêtus d'étincelants costumes, et bientôt accrue de mille et mille personnages héroïques, graves, terribles et bouffons. La foule devient immense.

Je marche avec eux, noyé dans ces flots humains.

Leur espoir de conquêtes, leur désir enflammé d'Eldorados gonfle aussi ma poitrine d'un invincible amour pour de lointaines chimères, et je me sens vivre d'une vie intense et multiforme.
Mais ces pensées lumineuses, magiquement formulées, devenues les maîtresses impérieuses et douces de ma vie, bientôt s'unissent, se mêlent et se confondent. Je sens l'approche d'un inconnu merveilleux... la foule se dissipe... le paysage s'anoblit... un bruit de traîne, de sonnettes d'argent : c'est une Fée.

Sur son front palpite une étoile vivante dont les feux disent en miroitant sa pensée, car elle ne parle jamais.

Elle s'est incarnée bien des fois !

Sa beauté résume toutes les beautés.

Elle fut Hélène. Pour ses cheveux dorés, tordus sur sa nuque blanche, des peuples se sont massacrés.

Elle fut Cléopâtre et je vois mourir des esclaves dans les convulsions furieuses des empoisonnements.

Mais elle fut aussi la reine de Scheba, et je pleure d'être Gérard de Nerval et de me souvenir.

Ses yeux tremblent sous mes baisers comme les petites têtes effarouchées des oiseaux que tout enfant je baisais en les retenant dans mes mains craintives. Un fluide secret s'échappe de son corps et prend toute ma vie pour la faire sienne son cœur et le mien palpitent ensemble et je respire par sa bouche.

Mais elle frissonne. L'étoile s'éteint, ses yeux se ferment, ses mains crispées me font courber la tête, plus bas que la rose d'ombre ornant son ventre d'idole elle m'a terrassé.

Des sonneries lointaines parlent d'un départ et c'est une affreuse vieille qui se couche sur moi, et qui m'étouffe, lourde infiniment comme une pierre tombale.

Mes efforts pour l'éloigner l'incrustent sur ma poitrine et, tandis qu'elle grandit démesurément, je deviens si petit, ramassé sur moi-même par un effroi sans nom, qu'elle se relève pour me chercher, me saisit et, comme un caillou, me lance dans l'espace.

Je ne suis pas tombé, je plane sur une ville gothique aux toits pointus. D'immenses forêts lui font une ceinture verte, et paresseusement, un fleuve moiré de soleil, sur lequel des barques vont et viennent, coule entre les quais bordés d'édifices.

Des oiseaux blancs me frôlent de leurs ailes, des hirondelles se croisent en sifflant et je veux les suivre. Elles vont se percher sur les pierres dentelées d'une énorme cathédrale et je m'accroche auprès d'elles, au mufle grimaçant d'une gargouille...

Ah ! je ne suis plus ailé, je suis trop haut.

La gargouille est ouatée de mousses, zébrée de lézardes...

Je vais tomber, là sur le pavé blanc, où les passants semblent des fourmis à peine, et l'angoisse est si forte, que la scène change.

Horrible vertige multiplié ! Un insondable ciel m'aspire, l'horizon m'écartèle, l'abîme d'en bas est sous mes pieds, qui gronde, un abîme sans limites possibles. Mon cerveau s'épuise à chercher des bornes à toutes ces choses. « Il n'y en a pas ! » me crie une voix et l'Infini m'est révélé dans une inoubliable seconde, tournoiement spiralique de tonnerres et de clartés.

La souffrance est trop forte, je touche terre, mes yeux s'ouvrent. Voici l'atelier paisible et W. qui peint en chantant.

Mais pourquoi ce poêle près de lui, ricane-t-il en me regardant avec ses yeux qui brûlent? Pourquoi W. me regarde-t-il aussi ? Il vient, il tient une brosse, il a beaucoup de vert sur sa palette, il veut me peindre en vert. Je dois figurer dans son tableau, sur le coin d'une console, je serai un Bouddha de bronze antique... il a disparu ! Je suis ce Bouddha qui rêve, dans sa pose éternelle, les mains ouvertes sur les genoux.

Je suis une chose.

Alors, pris de confiance, les meubles me font d'étranges confidences, des pinceaux s'agitent, des tabourets viennent en titubant vers moi. Un chevalet danse au milieu de l'atelier, sous la pluie d'atomes lumineux qui tombent d'une lucarne.

De vieux livres, dans un casier, s'ouvrent avec un bruit de feuilles sèches et me chuchotent leurs secrets, les secrets qu'ils ne disent point aux hommes.

Je me sens devenir tout pareil aux ermites de Dürer.

Les choses autour de moi sont des pensées en forme la vie inconnue de la pierre, du bois et du métal s'infuse dans mon cerveau et je tends comme un miroir mon âme intérieure où tout se réfracte en mille couleurs prismatiques.

Dans un coin, l'ombre amassée semble séculaire.

Elle guette les meubles proches. Plus clémente que la lumière, elle adoucit les contours et les angles, laisse tomber un voile de grâce triste qui s'enfle et palpite sous un souffle inconnu, et bientôt, heureux évadé des geôles de l'Analyse, je sens ce voile qui m'emmaillotte pour le grand sommeil de la nuit profonde.


CHARLES GROLLEAU.


Matines, N° 5, février-mars 1898.


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