samedi 31 juillet 2010

Affaire Adelsward. Ch. L. Philippe. A. Jarry dans le Canard Sauvage





Le Canard Sauvage :

Messes Noires


Charles-Louis Philippe, Alfred Jarry...

Nous avons vu dans les dix billets précédents consacrés à l'affaire Jacques d'Adelsward, comment une affaire de mœurs homosexuelles était traitée dans la presse du début du siècle.
Après la presse quotidienne, ce sont les revues qui s'intéressent à l'affaire Adelsward. Le Canard Sauvage (1) consacre un numéro (N° 19, du 26 juillet au 1 août 1903) aux « Messes noires ». Je reproduis ci-dessous, tous les textes du numéro.

(1) Le Canard Sauvage, 43 rue de Berlin, Paris. Editeur Edmond Chatenay [Joseph Werner]. Tous les Samedis. 31 numéros du 21 - 28/03/1903 au 18 – 24/10/1903.


Le Mouton à cinq pattes

Ça nous aura réconciliés avec François Coppée. Il a repoussé les propositions (1). Nous ne nous y serions guère attendus. Bravo, mon vieux ! Famille honnête... ton père était un petit employé du Ministère. Tu t'en es tiré par une lettre pas trop intelligente, mais d'un bon sentiment. Ça nous console un peu de tes drapeaux. Les épiciers ont du bon.
Mais il y en a eu un autre. Il y a eu Edmond (2), l'homme « de la plus tendre couleur zinzoline » Il avait de trop belles cravates, ça l'a empêché de penser. Il se sont compris tous deux du premier coup. Le poète; le panache, l'inspiration, le mystère, le moi rare, la pêche à la lune, la chose de la plus tendre couleur zinzoline dans un bas de soie.
Il y a des moutons que l'on appelle les moutons à cinq pattes. Ils sont plus moutons que les autres, ils ont même une patte de plus. On les montre dans les foires et c'est un peu grossier. Il leur faudrait un temple, c'est à la cinquième patte que l'on est un dieu. Nous les connaissons. Il y a le petit rapin de l'École des Arts Décoratifs qui porte son art dans ses cheveux. Il porte même un pantalon de velours et une canne qui ajoute à sa chevelure. Parfois il regarde les hommes et c'est aux cheveux qu'il les juge.
Il y a le poète, il y a même les portraits du poète. Je vous recommande l'album Mariani. M. Edmond Rostand avait trouvé une belle pose de profil et une façon de faire valoir sa tête, son nez, son œil, son col. Et chacun de nous crut enfin connaître le port de tête du poète. Mais M. de Montesquiou vint, avec la simplicité. La tête un peu basse, le bras accoudé, l'index au front, ce miracle d'un doigt posé sur son génie, il était là, noble, pur, sans emphase, si loin des ordinaire actions humaines qu'on le sentait près de Dieu.
Aucun d'eux ne le valait, Jacques d'Adelsward. Tu avais des corsets, des cravates plus belles encore, des bijoux, des bracelets, des soies, des velours et des cheveux blonds qui étaient plus beaux que les nôtres. Tu jouais à la raquette, tu renvoyais les rires « comme un volant ». Tu foulais nos boues d'un escarpin bien stylé. On espérait que tu serais Sully-Prudhomme et François Coppée. Et ce n'était pas assez pour ta jeune gloire Ébauches et Débauches... Tu avais Dieu et Satan, le temple, l'autel, la messe noire.
Du reste, il vaut mieux n'en pas parler. Je me souviens, un soir d'automne, dans mon enfance, de deux trimardeurs assis au bord d'un fossé. Ils se passaient un bras autour du cou, ils s'approchaient bien près l'un de l'autre, ils se pressaient la main et s'embrassaient. La vie leur était dure comme un grand trimard, mais ils unissaient leur cœur. Ils n'avaient pas de femme, pas de mère, pas de frère ; alors chacun d'eux fut pour l'autre une femme, une mère et un frère. J'avais quinze ans, - on apprend beaucoup de choses au collège. Je compris. Je me dissimulai derrière une haie pour qu'ils ne pussent pas me voir et je sus qu'il était bien qu'un homme fût tout pour un autre.
O Jacques d'Adelsward, il en est d'autres. Il est des hommes de grand cœur que la Nature a confondus et qui portent cette étrange passion comme u fardeau. Ils n'ont besoin ni des préfaces d'Edmond Rostand, ni des corsets, ni des bijoux, ni de la messe noire. Ils se portent avec fièvre, mais avec simplicité. Et qui de nous les condamnera ? Qui est assez hardi pour condamner son semblable dans sa chair et dans son sang ?
Tu nous eussent dégoûté d'eux et d'Oscar Wilde qui a tant souffert. Mais ton malheur vient en son temps. Bienheureux, s'il te ramène au rang de plusieurs d'entre eux que nous aimons. Tu t'es cru placé au-dessus de la communion humaine. Tu y reviendras avec nous. Ne te crois pas déshonoré. Nous portons d'autres passions, et toute passion est bonne et grande et normale, puisqu'elle existe.

Charles-Louis Philippe.


L'Ecole buissonnière

Ce n'est pas de chance : pour une fois où ce sont des élèves d'un établissement laïque, d'un lycée de l'État, qui se trouvent pris dans une de ces sales histoires, ordinaire apanage des écoles congréganistes, faut-il que les véritables héros de l'affaire soient des jeunes gens bien pensants, appartenant aux plus nobles familles, et ne prennent conseil que de leurs confesseurs !...
Je m'étonne pourtant que l'uniforme des lycéens n'ait plus souvent tenté les modèles et les ordinaires compagnons d'Adelsward et de Warren ; il est vrai que les externes, qui, plus aisément, se peuvent prêter à ce genre d'école buissonnière, les externes n'ont pas d'uniforme...
Car le costume spécial semble bien être un rare et piquant adjuvant dans les rîtes des amours spéciales...
Je sais le mot d'un littérateur, d'ailleurs aimable, qui s'écriait :
J'ai du soleil en moi pour toute la journée : je viens de baiser les lèvres d'un éphèbe !...
Renseignement pris, cet éphèbe était le facteur.
Un facteur, c'est encore un peu un petit télégraphiste.
Le petit télégraphiste est le servant-type des « messes noires ».
Et il est bien certain qu'il est peu de messes noires qui se célèbrent sans le concours, en outre, d'un marmiton ou d'un gâte-sauce, en terme, et d'un caporal d'infanterie.
Si l'on ajoute à cela que les amateurs les plus friands de ce genre de spectacles semblent bien être les magistrats et les prêtres, gens également accoutumés à des vêtements particuliers, l'influence de l'uniforme sur les mœurs apparaîtra indéniable.
En sorte que, lorsqu'il se propose de modifier, et peut-être même de supprimer, l'uniforme de nos troupes, il semble bien que le général André poursuit une œuvre, non seulement d'hygiène physique, mais d'hygiène aussi, morale.

Thomas Griffon.


L'Ame ouverte à l'Art antique

En 1897, un roman de moeurs « inverties » - l'actualité était à l'affaire Wilde-Douglas, - les « Hors-Nature » de Rachilde nommait ses héros Reutler et Paul-Eric de Ferzen.
Nous avons aujourd'hui l'affaire Jacques d'Adelsward-Fersen.
Comme quoi c'est la littérature qui prédestine les noms, même s'ils sont déjà historiques, et qui dicte ses conditions à la vie.
Noblesse oblige.
A propos de noblesse, c'est M. Charles de Valles, qui est juge d'instruction.

M. Coppée qui a le visage glabre a tout de l'inverti, et M. Rostand lequel déclare un livre de M. Adelsward « de la plus tendre couleur zinzoline » sont très compromis dans cette sale affaire.
Néanmoins, les mandats d'amener, peut-être signés contre eux, n'ont point été mis à exécution.

Des ecclésiastiques patronnaient l'affaire, sans péché ; théologiquement, en effet, le sexe des partenaires importe peu, du moment qu'il ne s'agit point de croître et de multiplier.

Le jeune poète d'Adelsward, disent les journaux, « n'est ni licencié en droit ni licencié ès-lettres, sa littérature lui prenait trop de temps.
« La littérature m'oppresse, répétait-il. »
En tout cas, c'était un bon jeune homme bien studieux.
On voit qu'il a pioché l' « amour antique » comme un cour de Sorbonne.
Il eût eu certainement le premier accessit, pour le moins, d'amour antique au concours général.
Sinon l'oeuvre de Kraffl-Ebing, du moins le livre vulgarisateur et si utile de Raffalovitch : « Uranisme et homosexualité », n'était jamais loin de sa main quand celle-ci n'était point en lecture.

Il est remarquable que, si quelqu'un est au delà de ces Pyrénées, les murs d'une prison, les occupations les plus anodines de l'existence lui sont cotées comme répréhensibles.
Le juge a trouvé fort mauvais que M. Jacques d'Adelsward organisât des fumeries d'opium.
M. Jacques d'Adelsward, personnellement, détestait l'opium. C'était un excellent alibi.
D'ailleurs, tout un chacun a le droit de fumer l'opium : il ne tombe même pas sous le coup de foudre de la Ligue contre l'abus du tabac.
N'importe ; cela a paru très louche.

Si, maintenant, après ces transformations, nous ouvrions une petite instruction contre les juges d'instruction ?

Cabinet d'instruction, cela dit tout : sodomie, et que l'on apprend à des gosses des tas de choses qu'ils n'auraient pas dû savoir.
Les magistrats et médecins légistes – œil pour œil, dent pour dent, - ont examiné M. Jacques d'Adelsward de beaucoup plus près que celui-ci n'a, à coup sûr, exploré aucune de ses « victimes ».
Ils lui ont découvert la gale et « une maladie contagieuse ».

Nous comprenons fort bien que les parents des potaches incriminés se soient refusés à les confier à l'instrumentation des satyres légaux.
Il s'agissait pour l'instruction, de vérifier si l' « âme » des dits potaches était demeuré, selon l'expression même de M. d'Adelsward, « fermée aux beautés de l'art antique ».
Croyez que ces messieurs la leur eussent ouverte.

Dans le cas de M. d'Adelsward, il y avait évidemment consentement des « victimes ».
Ajoutons qu'il n'y avait pas de mineurs :
Il ne faut pas juger le mineur sur la mine.
Il n'est si petit professionnel, pourvu à peine de l'âge de raison, qui ne déclare dix-huit ans ou davantage, afin de mettre le client à l'aise.
Dans le cas des magistrats instructeurs, il y a – vu, qu'il n'y a point consentement des victimes – viol, simple viol.

Alfred Jarry.


Histoire comique

« Autrefois la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes. Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence, résolut de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, , de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes, aiment les femmes ; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
« - C'est vous docteur, qui avez imaginé cette histoire-là ? Demanda Nanteuil en piquant une rose à son corsage.
« Le docteur se défendit avec force d'avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie... »
- Hurrah ! Hurrah ! Pour la partie !... s'écria le baron Jacques d'Adelsward, quand il eut achevé cette page ingénieuse du dernier roman d'Anatole France.
Et l'hypothèse philosophique et scientifique du docteur Trublet, ce frère plus jeune du professeur Bergeret, et de l'abbé Jérôme Coignard, nous amène à nous demander par quel compromis bizarre mais certain, par quelle extraordinaire complaisance, la « partie » à laquelle Anatole France faisait allusion nous laisse indulgents, souriants presque, tandis que nous accueillons par un haut-le-cœur de dégout celle où « travaillait » le baron.
Et cependant il n'est ni plus vilain, ni plus invraisemblable que le baron d'Adelsward provint de la « séparation d'hommes primitifs » ?... Mais c'est un fait : on a pu nous représenter à la scène, ou tout au moins nous laisser entendre, assez clairement, les amours spéciales de Claudine; mais combien davantage n'a-t-il point fallu voiler les mœurs de son petit cousin...
Et il est bien certain que voilà ce pauvre Jacques tout ce qu'il y a de plus difficile à marier, désormais, alors qu'une pensionnaire qui s'est livrée à d'analogues et symétriques menus jeux, ne s'annonce même pas « jeune fille avec tache »...

Et l'on en viendrait à cette autre hypothèse : celle de Pierre Louÿs dans Aphrodite, à savoir que le couple parfait, celui qui réalise le maximum de beauté, est celui où deux femmes, séparées, se retrouvent : - que l'homme et la femme, dans leur union, tendent à l'illusion de ce couple idéal, cherchent à s'en rapprocher, le singent : - et que par conséquent ce qu'il y a de plus laid, de plus odieux, de plus grotesque, est le couple qui s'éloigne le plus du couple idéal, celui auquel s'efforçaient Adelsward et ses amis...

Tranquillisons-nous donc : le nombre est encore infime de conseillers de préfecture et même de commandants de recrutement qui considèrent comme un régal des sens les opérations du Conseil de Révision, alors que cependant le soir même, ils se feront une fête de visiter la maison close de la petite ville, si leur heureuse fortune, le chiffre des habitants, et les règlements de police municipale, veulent que la petite ville ait une maison close...
Nous sommes tous des Grecs, c'est entendu, et notre République est une République Athénienne ; mais nos souvenirs scolaires sont tels que nous préférions nous représenter Sapho nue, que Socrate, - avec toute sa sagesse, - déshabillé.

Henry Creil.


Littérature

Parce que Jacques d'Adelsward avait publié chez Vanier, deux volumes d'assez méchants vers, voici tous les chroniqueurs, conseils des électeurs patentés et des bons pères de famille qui fourbissent leurs plumes et partent en guerre contre la « poésie décadente ».
Il faudrait pourtant s'entendre : qui sont les poètes derrière lesquels, - derrière est sans ironie – le gentilhomme-écrivain s'efforçait à escalader le Pinde ? Nous avons leurs lettres et elles ne paraissent guère compromettantes : C'est François Coppée d'abord, et François Coppée, vraiment, encore qu'il s'adonne à la fréquentation journalière des prêtres, ne passe point généralement pour en avoir contracté les fâcheusement notoires habitudes.
C'est ensuite notre Rostand national, et M. Edmond Rostand, en dépit qu'il ait récemment chanté les pêcheurs de lune, jouit de toutes les réputations, sauf de celle-là.
Reste M. Fernand Gregh : M. Fernand Gregh précoce Rouchomowski, doit beaucoup à l'erreur d'un critique expert, qui avait jadis attribués à Verlaine une de ses premières poésies. Mais de ce que M. Fernand Gregh, pour les soins de sa jeune gloire, avait cru d'abord profitable de pasticher Verlaine il ne s'ensuit pas qu'il ait pastiché jusque dans, et y compris, Arthur Raimbaud [sic]. Ces besognes sont inutiles, dommageables même, quand on veut atteindre à la décoration et à l'Académie ; et l'on sait que M. Fernand Gregh, depuis l'âge de dix ans, n'a jamais tourné son intelligence ailleurs que vers l'Académie et la décoration.
Il ne faut pas confondre la littérature d'avant-garde avec une littérature d'arrière-train.
(1) La lettre de Coppée parue dans La Presse du 12 juillet, est à lire ici . elle fut publiée en préface à Musique sur tes lèvres.
(2) Une lettre de Rostand, et une lettre de Fernand Gregh servent de préface à Chansons légères. Contrairement à ce que les rédacteurs du Canard Sauvage laissent entendre, ni Gregh, ni Rostand, n'ont écrit de préfaces pour Jacques d'Adelsward, comme celle de Coppée, leurs lettres, bien que publiées, étaient de polis refus.

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Un article de Gaston Leroux. Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).


vendredi 30 juillet 2010

L'Affaire Adelsward-Fersen, 10e partie.


L'Affaire Adelsward-Fersen, 10e partie

Question embarrassante :
- Cette Adèle Sward dont on parle tant, est-ce que c'est une horizontale ?
- Non !... C'est un demi-mondain.
(La Presse, 20 juillet 1903)

Félix Roussel, conseiller municipal, signe l'article de tête du journal Le Matin du 18 juillet, son titre : Les Détraqués. Le cas d'Adelsward lui sert de point de départ pour poser la question des délinquants irresponsables, ou « aliénés criminels ». En 1903 le dilemme est celui-ci : « [...] voyez l'embarras du juge. S'il croit être en présence de demi-fous ou d'irresponsables, il ne peut que les acquitter. Et rien ne prouve qu'il ne soit pas dangereux de laisser certains actes, je ne dis pas sans répression, mais sans aucune sanction.
Je constate donc une lacune regrettable de notre législation, qui ne connaît pas dans la circonstance, de moyen terme entre une condamnation inique et une impunité dangereuse. », le conseiller municipal propose donc, que la France comme l'Italie ou l'Allemagne se dote d'asiles afin d'accueillir les malades criminels. Félix Roussel pourtant se garde bien de plaider « par avance l'irresponsabilité du petit monsieur qui médite à cette heure, dans une cellule de la Santé, sur l'inconvénient des inversions ailleurs qu'en poésie. » Un court en pages intérieures nous renseigne sur la confrontation de la veille avec M. Esbach. M. Esbach est musicien, il vient témoigner que les soirées de l'avenue de Friedland n'avaient rien d'immorales, « Un jour, Jacques d'Adelsward nous a lu La Mort des amants, de Charles Baudelaire, que mimaient des figurants. Il y avait de l'encens, des fleurs. On fit de la musique. C'était merveilleux, paradisiaque, mais nullement indécent. » Mais ce témoignage contredit ceux des « professionnels » déjà entendus, ainsi que le contenu de « certaines lettres saisies à son domicile » contenu qui « ne laissaient subsister aucun doute » sur le fait que les réunions du baron n'étaient pas toutes aussi « innocentes ».

L'Aurore du 18 juillet, publie la lettre (1) par laquelle le comte de Warren « lâche » la branche cadette de la famille, et regrette que celle-ci ne témoigne en défaveur d'Hamelin de Warren qui n'est encore qu'accusé et qui ne peut se défendre. L'autre lettre émane de Mme la vicomtesse de Warren, elle y demande que soit publié un arrêt rendu par la cour de Nancy en janvier 1903, on apprend par cet arrêt que son mari, « n'a jamais rempli, vis-à-vis des fils que le tribunal avait confié à ses soins, les devoirs qu'il lui incombaient », « leur éducation a été des plus négligées et que deux d'entre eux ont été abandonnés par leur père dans un milieux, où ils ont reçu, de leur propre aveu, les pires exemples », leur mère du prendre en charge ses deux garçons et pourvoir à leur entretient matériel et « à leur direction morale ». Contrairement au journaliste de L'Aurore qui pense que ce « déballage de linge aussi sale qu'armorié », « ne sert guère la cause du gentilhomme compromis », sans doute Mme de Warren en mettant sur la place publique ses déboires familiaux pense t'elle aux circonstances atténuantes que ces faits peuvent représentés pour son fils.

L'Aurore du 19, dans la rubrique Echos, sous le titre « un scandale mondain » se fait plus virulent et réclame des éclaircissement sur le cas de Warren. Le journal affirme que depuis trois jours la justice connaît la ville d'Amérique et le nom de l'hôtel où se trouve Hamelin. « Si la justice a vraiment des comptes à demander à M. Hamelin de Warren, qu'attend-elle pour mettre celui-ci en demeure de les rendre. Si, au contraire, la parquet se trouve désarmé vis-à-vis du voyageur, pourquoi ne le dit-il pas franchement, et pourquoi ne le dit-il pas franchement, et pourquoi laisse-t-il s'accréditer cette légende d'une fuite précipitée à la suite d'une accusation infamante ? » « cela vaudrait infiniment mieux que de confier aux journalistes que M. le baron d'Adelsward a la gale ». Mais cette histoire de « gale », intéresse le même journal dans un autre article de la même page, et même en constitue la majeure partie, on y apprend tout de même que la demande de la famille d'Adelsward de faire transférer le baron dans une maison de santé à été rejetée.

On apprend dans Le Matin du 19, que le juge d'instruction a entendu le chauffeur de Jacques d'Adelsward, celui qui « presque tous les jours » conduisait le baron et parfois « son complice », Hamelin de Warren, à la porte du lycée Carnot. Il témoigne qu'ils ramenaient « deux ou trois élèves » dans la garçonnière de l'avenue de Friedland ou dans celle de l'avenue Mac-Mahon. Le docteur Socquet, médecin légiste chargé d'examiner les enfants, « n'a constaté sur aucun d'eux de traces de souillure. Par contre Jacques d'Adelsward, examiné lui aussi, a été reconnu étant atteint de deux maladies contagieuses qui nécessiteront prochainement son transfert à l'hôpital Saint-Louis, l'une est... la gale ! » Lorsque l'instruction sera plus avancé, le juge soumettra le « jeune baron » « aux appréciations de deux médecins aliénistes ». L'ex-concierge de Hamelin de Warren, comme le voisinage de Jacques d'Adelsward, affirme que les deux hommes avaient recours à des « rabatteurs », « des gens bien connu dans un certain monde où l'on se livre à la traite des blancs ». Sous le titre « Les complices de de Warren », La Presse du même jour, parle aussi de ses « rabatteurs »

La Presse du 20, pose d'abord la question de la peine encourue par les inculpés, il interroge pour cela Me Fernand Bernard, avocat à la cour d'appel et professeur de droit pénal. D'après le code pénal il s'agit tout d'abord de savoir si les victimes avaient plus ou moins de treize ans, si les enfants avaient passé l'âge de treize ans, Jacques d'Alderswald ne passerait en cour d'assises. Toutefois suivant l'article 334 du code, il reste passible de six mois à deux ans de prison et de cinquante à cinq cent francs d'amende si les victimes n'avaient pas atteint vingt et un ans, la jurisprudence veut que cet article ne soit applicable que « qu'à ceux qui excitaient habituellement à la débauche pour le plaisir des autres ». Si il est prouvé que le baron n'était le pourvoyeur de personne, alors il ne resterait que l'« outrage public » à la pudeur, qui « ne peut, en principe ; être commis que dans un lieu public ou accessible aux regards » et est alors passible de correctionnelle. Après la question du droit c'est la question médicale qui fait l'objet de la suite de l'article. Le journaliste interroge le docteur Voisin, « médecin en chef de la Salpêtrière, dont la compétence est incontestée en matière d'affections mentales. » Pour le docteur, aucun doute Adelswald-Fersen (2), est un « dégénéré », ses excentricités prouvent son déséquilibre. Un défaut d'éducation, un peu d'hérédité et voilà un dégénéré, personne à qui il « ne faut pas laisser certains livres entre les mains ». Ces « opinions » sont données « sous toute réserves ».

L'article, au comique involontaire, de H. Harduin paru le 16 juillet dans La Presse à valut à notre bonhomme quelques lettres dont il en rend-compte dans le numéro du même journal du 23. La première est signé d'un papillon flanqué des initiales J. T., pour donner un aperçu de « certains états d'âme », Harduin la reproduit. L'auteur y défend Jacques d'Adelsward, parle à son propos d'intelligence et d'affinement, il voit en lui « un évolué ». Là où Harduin, qui « doit être un parvenu » car il « choisit ses amis parmi les bons estomacs », voit de la « névrose », l'anonyme voit une « évolution cérébrale », « on ne peut empêcher qu'un évolué fasse de l'amour savant, comme un musicien fait de la musique savante ou un peintre de l'impressionnisme ». Bien que n'ayant rien contre « l'amour savant », le bonhomme Harduin, s'emporte et ne voit en ces « évolués », recrutant des mineurs, que de « de dangereux saligauds ». On se souvient que dans son premier article, Harduin se moquait de la théorie de l'audition colorée, il donne ici des extraits de la lettre d'une de ses lectrices tentant, vainement il faut bien le constater, de lui expliquer que « la coloration se fournit en allant exciter les centres nerveux de la dynamogène dans l'ordre de la couleur du spectre ». Voilà bien un dialogue de sourds.

Cinq jours se passent sans que les journaux consultés ne reviennent sur l'affaire Adelsward, seul Le Matin du 23 donne un articles sur les confrontations qui ont eu lieu la veille chez le juge d'instruction. Deux enfants ont été entendu, le fils du peintre R. et celui du docteur M. Ceux-ci ont déclarés avoir été invités à goûter chez le baron, qui connaissait leurs parents et n'avoir « assisté à aucun spectacle indécent ». Ceux que le journaliste appelle des « professionnels » ont eux « raconté en détail les orgies de l'avenue de Friedland ». Le juge, avant de partir en vacances et de laisser le dossier au juge André, a désigné « les docteurs Maignain directeur de Saint-Anne, Mottet et Wallon, médecins aliénistes, pour examiner l'état mental de Jacques d'Adelsward ». L'article se poursuit par de « Piquants détail », une lettre d'un journaliste qui connut Jacques d'Adelsward à Venise.

« Il y a deux ans, je me trouvais à Venise au printemps et j'étais descendu dans un hôtel, quai des Esclavons. Le soir, au dîner, je remarquai, assis seul à une table, un jeune homme assez singulier pour que j'en fisse de suite la remarque à mes compagnons de voyage. Il avait le visage poudré, les lèvres peintes et des cheveux frisés au petit fer, d'un coloris par trop surnaturel.

Le portier, interrogé, nous révéla son nom : le baron Jacques d'Adelsward. Le lendemain et les jours suivants, il nous étonna par un luxe inouï de costumes. Je me souviens, entre autres, d'un gilet en brocart d'or vraiment unique.

En me promenant sous les arcades de la Piazza, je vis au milieu de la devanture d'un libraire – le seul à peu près qui tienne à Venise les nouveautés étrangères – le premier volume du baron Jacques. Je m'étonnai de la présence de ce livre, d'une nouveauté plus que récente, puisque, ayant quitté Paris à peine depuis une semaine, je ne l'avais même pas vu annoncé. Comment se faisait-il que ce libraire fût en avance sur Paris et eût demandé un auteur encore inconnu, alors qu'il ne tenait d'habitude que les livres d'auteurs en vogue ?

Après enquête, il nous fut révélé que le baron Jacques avait apporté avec lui les premiers exemplaires sortis de chez le brocheur et les avait mis là en dépôt pour révéler aux Vénitiens quel hôte illustre ils avaient l'honneur de posséder... »

On le voit les journalistes n'ont plus grand chose à écrire sur le « baron Jacques », pour preuve l'article se termine sur le poste de cycliste-porteur pour le journal L'Action, qu'aurait tenu en 1898, Hamelin de Warren.

A suivre...

(1) Lettre déjà parue dans Le Matin du 17 et qui paraîtra aussi dans La Presse du 21.

(2) C'est la première fois que le nom composé du baron est utilisé dans les papiers que nous avons consultés.

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Un article de Gaston Leroux. Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie).
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).

Rimbaud et Lautréamont vus par Remy de Gourmont




Double événement

Les Éditions du Sandre publient deux volumes de textes de Remy de Gourmont, l'un sur Rimbaud, l'autre sur Lautréamont. Ces textes sont choisis et présentés par Christian Buat, autant dire que le dossier est complet et que sa présentation promet de belles surprises à tout ceux qui pensent encore que ces deux là furent découvert par les surréalistes.

Les Chants de Maldoror : "Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l'exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle." (Remy de Gourmont. Le Livre des Masques, 1896, Mercure de France)

Rimbaud : "
Il y a dans son œuvre plusieurs pages qui donnent un peu l'impression de beauté que l'on pourrait ressentir devant un crapaud congrûment pustuleux, une belle syphilis ou le Château Rouge à onze heures du soir." (Remy de Gourmont. Le Livre des Masques, 1896, Mercure de France)

Un compte-rendu détaillé des deux livres est à venir sur Livrenblog... bientôt.


mercredi 28 juillet 2010

Robert Caze : Le Martyre d'Annil. Réédition.




Un évènement

Arnaud Bédat (1) et René-Pierre Colin (2) présentent, préfacent, et annotent la réédition d'un volume de Robert Caze, Le Martyre d'Annil. Publié par Du Lérot, éditeur à Tusson, et la Société jurassienne d'Emulation à Porrentruy, dans la collection « d'après nature ».

Roman naturaliste, publié chez Kistemaeckers en 1883, Le Martyre d'Annil suivi de La Sortie d'Angèle, fait partie de la série, Les Filles, dont Caze donnera un autre volume en 1884, Femme à soldats. « Histoire de fille », Le Martyre d'Annil, se déroule dans le vieux Toulouse, on y suit Annil, amoureuse délaissée et sa vie de prostitué en maison. La Sortie d'Angèle qui se déroule, lui, à Paris, dans les mêmes milieux, a déjà été réédité dans Un joli monde. Romans de la prostitution, édition établie et présentée par Daniel Grojnowski et M. Dottin Orisini, aux Editions Robert Laffont en 2008.


« Robert Caze, avec ses histoires de filles, le Martyre d'Annil (1883) ; la Sortie d'Angèle (1883), révélait une remarquable personnalité, une des meilleures que puisse revendiquer l'école naturaliste, par la composition de l'oeuvre ; l'ajustement des phrases et la saveur des mots. » Léon Deffoux & Émile Zavie, Les éditions Kistemaeckers et le « naturalisme ». Essai bibliographique (1919)

(1) Paschal Grousset et Robert Caze : le mystère Wassili Samarin, dans Centenaire Paschal Grousset. Des Barbares...

(2) Spécialiste du naturalisme, René-Pierre Colin, dirige la la collection d'après nature aux éditions du Lérot. Il est l'auteur de Zola, renégats et alliés la République Naturaliste (P.U.L.), Tranches de vie. Zola et le coup de force naturaliste (Lérot), Schopenhauer en France un mythe naturaliste (P.U.F.), Les Privilèges du chaos. La Mort à Venise et l'esprit décadent (Du Lérot), Louis Desprez (1861-1885). Pour la liberté d'écrire (avec J.-F. Nivet. Lérot). On lui doit la réédition, entre autres, du Petit Bottin des Lettres et des Arts - de Jean Ajalbert, Mémoires en vrac. Au temps du symbolisme 1880-1890 - d'Henry Céard, Une Belle journée - d'Antoine, « Mes Souvenirs » sur le Théâtre libre – de Gustave Guiches, Au banquet de la vie. Etc.

Sur Robert Caze, lire dans Livrenblog l'article de Charles Vignier, qui déclencha le duel tragique avec Robert Caze.

Site des formidables éditions Du Lérot.


mardi 27 juillet 2010

Laurent Tailhade. Portrait du Prochain Siècle.



Sous le pseudonyme de Dom Junipérien, Laurent Tailhade, dans le Mercure de France, N° 47, Tome IX, novembre 1893, donne un compte-rendu de l'Exposition des Portraits du Prochain Siècle. Après avoir publié l'article de Paul-Armand Hirsch et celui de Paul-Napoléon Roinard sur cette même exposition, il m'a parut intéressant de les faire suivre par ce :

Simple Guide-Âne

à l'usage des apédeutes qui désirent examiner

avec fruit l'exposition des

Portraits du Prochain Siècle


A Robert Scheffer.

40. Et là en droit, en mi la vert bruière
Monstré me furent li esprit de grand non,
Et les veoir me fist moult l'ame fiere.

...49. Ne puis retraite de tous plenierement ;
Tant mes lons themes me presse et atarie,
Que mainte fois au dire a manquement.

L'Enfer, chant IV.

Rue Le Peletier, n° 47, chez M. le Barc de Boutteville, amphytrion habituel des luministes, pointillistes et autres artificiers. De nombreux services d'omnibus, restaurants, brandevibiers et manezingues circumvallent cet endroit, dont la porte s'ouvre moyennant une rétribution de cinquante centimes, plus modeste, à coup sûr, que le chevalier Maurice du Plessys, vicomte de Flandre. Les carreaux de la boutique, embrumés de blanc d'Espagne, manifestent, dès le trottoir, qu'il s'effectue là-dedans quelque chose d'insolite. On dirait le nuage moniteur d'apothéoses qui, dans tout ballet confortable, prélimine au divertissement. Toutefois, nous explorons un lieu moral et ce ne sont point des cuisses paradisiaques dont es regards sont enchantés, mais bien quelques proboscides littéraires avec un lot copieux de margoulettes artistiques.

L'excellent poète Roinard, promoteur de la réjouissance, imagina de grouper autour de son icône,

...Velut inter ignes
Luna minores,

les têtes de ses féaux, peintres et rimeurs. D'où l'exposition rue Le Peletier.

Un trait commun à la plupart des simulacres y manifestés, c'est le goût que font paraître leurs originaux pour le tabac à fumer. Les engins d'estaminets, chiffardes ou papelitos, blasonnent inéluctablement ces jeunes messieurs (dont certains passablement faisandés) comme un geste spécifique où leur dandysme est appendu. Le cigare humide, le juteux « rastaqouèro » de Pappamoréas, provigna, ce nous paraît, un nombre formidable de petits, combien autrement déchainés que leur auguste père. S'il en faut juger par l'amas de brûle-gueule représentés chez Boutteville, l'odeur seule du macouba, le parfum de l'herbe à la Reine embaume – telle une cassolette de vomitive dégoutation – le Parnasse des Arts futurs. Ce n'est point le daphné d'Apollo, ni, Çakya-Mouni, ton artichaut mystique, mais le Pétunia dont se couronnent tant d'aimables chefs promis à la notoriété.

Le constat d'une habitude si évidemment punaise n'est pas pour réjouir à demi les appréciateurs de notre belle voyoucratie littéraire, la plus joyeuse, la plus complète, la plus triomphante des voyoucraties, celle auprès de qui les garçons tripiers n'est que pagnotte, saint-Jean et bière de Mars.

Ajoutons qu'il peut sembler mirifique de rencontrer parmi les gens du vingtième siècle le peintre van Gogh, trépassé depuis longtemps déjà, monsieur de Goncourt, dont la putréfaction n'est un mystère pour quiconque, et le Marseillais Clovis Hugues, qui n'a jamais existé. Pourquoi pas Rameau tout de suite ou bien Jean Aicard, ce parangon des frères putatifs ?

Mais « le soleil même a des taches », comme dit Péponet, et nous aurions mauvaise grâce à ne pardonner point cette inadvertance des organisateurs. Du reste, l'antanagogue, alias dénigrement, s'accorde mal avec la sainte vertu de Charité dont la robe que nous portons est, si j'ose m'exprimer ainsi, le vivant oriflamme. Cela dit, passons à l'énumération, en excusant le manque de pointes, quolibets, anataclases, contre-petteries et jeux de mots familiers au sympathique Gauthier-Villars, cette gloire des lettres françaises qui inventa de rédiger en calembours Schumann, Beethoven et Delacroix.

Monsieur Alphonse Germain, peintre ordinaire d'Henri Mazel et, comme chacun sait, auteur de Pour le Beau, avec une luxuriance qu'il convient de gratuler et ce bon vouloir que ne rebute aucune improvisation (on a, pour vingt-cinq francs, un portrait semblable), interprête, oh ! Psychiquement, MM. Henri Mazel, Boylesve, Declareuil et Rambosson de l'Ermitage, Deschamps de la Plume, et Georges Fourest de Limoges.

Henri Mazel, tourné vers La Fin des Dieux (en allemand Goetterdoemmerung), tantôt accommode en ronflante prose la musique de Wagner, tantôt, sur le mode grandiloque, unit à Flaubert Chateaubriand ; à moins qu'il ne façonne quelques chantournées figurines de « Vieux Saxe » et pousse dans le dernier galant le précieux de son rococo. Un peu vague, son portrait : j'y cherche en vain le méridional enthousiaste, l'infatigable écrivain et le directeur de revue qui sait mieux que personne fabriquer un « article à la Blackwood ». Joseph Declareuil rêve au Pélerinage de Shoudi (encore un passionate pilgrim), et moissonne de furtives tubéreuses au jardin clair de ses Prestiges. Dechamps complote un « numéro exceptionnel » de la Plume à la gloire des Cornichons Bornibus et de sa Moutarde ; le jeune Ivanhoé, à défaut des Saxonnes vierges aimées de son patron, suborne, en d'implacables vers, les Pucelles Castalides.

Quant à Fourest, ce compatriote laxatif de Pourceaugnac, le plus godiche mais universel plagiaire, une chemise de satinette versicolore (six francs 95 centimes, chez Boucicaut) le montre sous l'aspect d'un Lohengrin de Charenton. Ses nuits laborieuses autant que solitaires ont dilaté la pupille et noyé le regard. On sent, malgré tout, dans ce croquis, l'énergie du modèle qui travaille par secousses robustes, et prétend n'arriver qu'à la force du poignet.

Un buste de Jean Carrère, aussi nu qu'il est permis à un buste, intéressera les dames par la vigueur de ses tétons. Nous avions déjà, au Luxembourg, les mamelles de feu Banville, qui , jointe à la calvitie marmoréenne dudit, forment un lot raisonnable d'incongruités parnasiennes. Jean Carrère, magnifié par sa belle conduite aux obsèques de Nuger – ce Tolbiac des aspirants au notariat – rappelle en quelque façon le jeune Sophocle devant Salamine, et copule, non sans héroïsme, le glaive intellectuel aux espadons guerriers. Le plâtre de monsieur Descomps (un joli nom, ma foi !) dévoile sous un aspect triomphant le noble poète de Ce qui renaît toujours. A voir ses pectoraux et sa râblure vaste, Jean Carrère ne doit pas être en peine de renaitre abondamment. Sacré martyr, puis si largement déculotté, je doute qu'il trouve beaucoup de cruelles, pour ces témoignages d'une vertu que n'épuise aucun tournoi et qui ne redoute pas plus les édredons « a batalla d'amor, campo de pluma », que les gourdins, chinfreneaux, matraques, fustes, anguillades et autres arguments policiers, qu'embellit encore le souvenir d'Oscar.

Pourquoi M. de Feure s'adonne-t-il au préjugé minoratif du dessin ? Quelques linéaments indiquent dans ses toiles la vague intention de figurer des visages humains, ce qui s'accorde mal avec la simplicité qu'il ambitionne. Le portrait de M. Ribe-Roy en Vélasquez du thermo-cautère se peut cataloguer un beau morceau de confiserie : c'est le triomphe de la glace abricot-pistache, encore que cela fonde par endroits et suppure quelque peu. Je souffre des gants que ce tachiste attribue à Paul Adam et du nez qu'il prête à Gabriel Randon. Les jeunes littérateurs n'ont point dans la vie quotidienne un teint d'Apache, non plus que des vêtements d'arc-en-ciel. Quant à soi-même, Henri de feure se représente, comme il est dit de Moïse, encorné d'andouillers menaçants : « cornu ejus cornu rhinocerotis ». Il y a là un effort de modestie considérable. Ce n'est sans doute pas afin de donjuaniser que monsieur de Feure révèle aux gens cet estomirande profil. On voit mal sa tête sur un oreiller : je n'en conseillerais même aucunement la rencontre aux pucelles en gestation d'enfant.

René Ghil, crépu, adolescent et platinotypé, continue à vulgariser le crayon dont furent illustrés, en 1887, les Ecrits pour l'Art. En ce temps, Sully-Prudhomme s'intéressait au Traité du Verbe et prenait des fiacres pour d'icelui interroger l'auteur. Il n'est Suisse, nègre, Belge ou Limousin qui n'ait retenu l'Impromptu pour harpes et flûtes, dont le chant accompagnait l'estampe si judicieusement proposée à notre admiration. C'était une « orchestration évolutive » où clapotait l'alexandrin que voici, chargé de traduire en flamingant le spiccato des cordes arpégées :

« Tête que mes doigtés en tapotant appellent »

Fourest, connaisseur en doigtés, trouvait cela beau comme du Moréas.

Georges d'Esparbès flamboie en simarre cardinalice et menace du poing les visiteurs. Le Verbe grandiloque et l'œil azurescent, tel, voici bientôt quinze ans, il déclamait force poèmes bibliques dans les sous-sols de l'Avenir. (En ces jours – que lointains ! - le Grand Réformateur de la Chose Romane pissait encore sur les tapis et ne songeait même pas à faire sa première dent.) Esparbès semble, depuis, avoir laissé Moïse pour Buonaparte. Mais je me plais à croire qu'il vaticine toujours en des buccins écarlates et par des cuivres redondants. Le vermillon rougeoie naturellement autour de lui comme un drapeau de magnificence. Voilà, si je l'ose dire, un travestissement indiqué pour l'académicien-malgache Viau-Roti. Chacun sait, en effet, combien l'ami de mon frère Yves s'affuble volontiers d'oripeaux aphrodisiaques, nonobstant les genoux cagneux et l'épaule biscornue dont Nature le gratifia. La pourpre d'Esparbès lui fournirait, au prochain veglione de la comtesse Diane, une de ces entrées auxquelles sont toujours sensibles les maîtresses de maison, et qui plongent dans l'extase sa bonne petite camarade, le chaloupier Léo Témès.

M. Rodenbach, par Raffaëlli, témoigne d'une exquise, véritable et consolante distinction. Quand le Brabançon a des manières, l'ombre d'Orsay pâlit et le spectre de Brummel soupire. Viceversement, quand le muflisme prend sur lui, rien n'est si malotru qu'un monsieur belge – Charles Frémine excepté. Voyez plutôt Jean Casier, surnommé par ses correspondants le Cornichon Eucharistique ! Pourquoi M. Raffaëlli n'-t-il pas augmenté son envoi d'une pochade – si légère fût-elle ! - d'après notre ami Ajalbert, le grand Concacateur ?

Jules Bois, par Heidebrinck. Ce crayon paraîtra, je le crains, un peu trop simplet aux admirateurs de M. Jules Bois. Laquelle choisir, en effet, dans les contradictoires hypostases du brillant écrivain ? Est-ce le Mage fils de Dieu ? Est-ce l'interviewer des rousses-cagnes profitables au Courrier Français ? Est-ce l'ami des grands de la terre, pour qui le plus jocrisse des La Rochefoucauld ouvre la bourse clef du « Coeur » ?

Van Gogh, par lui-même, d'une couleur joyeuse et d'une belle intensité. Ce malheureux garçon, qui ne manquait d'ailleurs ni de talent ni d'intelligence, étant mort presque au début de sa carrière, les nécrophores de l'enthousiasme s'employèrent à gonfler son mérite, comme il advient toujours en pareil cas. Me préservent les Grâces de moquer cette dévotion posthume ! Toutefois, n'estimez-vous point que, s'ils n'avaient quitté le terrestre vallon, Jules Laforgue, van Gogh et tant d'autres eussent rencontré de si faciles admirateurs ?

M. Alexandre Séon, qui taille dans le plus pur saindoux et coule en beurre fondu l'Oeuvre péladane, expose un tout petit Sâr coiffé en balai à pot de chambre, juste le nécessaire pour qu'on n'omette pas de citer Joséphin, le pétomane du Mont-Salvat, Joséphin « le Reine Thor » qui ne récuse, parmi les rites de la Sainte-Cène, que le lavement des pieds.

Rachilde, par Guiguet, aussi charmante qu'elle même, avec son sourire fleuri de malice et de grâce, avec ses longues aupières tombant comme une aile d'oiseau. Et quelle spirituelle façond'être jolie dans ce vague sourire à la Joconde qui captive et qui retient ! Du même Guiguet, Julien Leclercq, majestueux sous une redingote moderne et des cheveux babyloniens ; Camille Mauclair près de Lugné-Poë, son associé de l'Oeuvre ; Gauguin par lui-même ; Zuloaga le fils en « première épée » ; Marc Legrand, vigoureusement crayonné par son jeune frère. Paul Masson, qui me qualifie de « venimeux talapoin », s'est fait peindre en juge, estimant, non sans raison, qu'un tel habit congrue à la bouffonnerie. Paul Masson est gai, tout à fait gai, gai comme François d'Assise en qui M. Huysmans rebuffe cette humeur.

Dans les gemmes d'un vitrail signé Toché, Laurent Tailhade, vêtu d'ornements épiscopaux, foule aux pieds le Mufle dracontisome et courbe cet affreux ennemi sous l'étole vengeresse

« Dont par le col prend li mauffez. »

Est-il caprimulge, andriaque, serpent de mer, plus visqueux, horrifique et mal odorant que l'épouvantable philistin ? Et ne sied-il pas d'octroyer quelque louange à qui le matagrabolise persévérément ?

M. Filiger, enlumineur habituel de Gourmont, établit sa pureté dans un médaillon du peintre Emile Bernard que son propre phantasme concomite, éjaculé sur champ d'or. Paul Alexis, lui-même, n'hésiterait pas un instant à déclarer cette peinture sanctimoniale comme le tonnerre de Dieu. M. Filiger accommode ses fonds à la sépîa, ses premiers plan au jus de chique, et demande au pain d'épice la note dominante de ses chairs. L'ensemble est d'une gentillesse médiocre, chaste d'ailleurs comme le rognon de sainte Hildegarde : cacatum non pictum. C'est deux ouvrages, triomphe de la terre d'ombre et du néocatholicisme, édifient l'entendement, morigènent comme il sied les muqueuses pécheresses. « Mais – dit un fakir à Bababouk – vous plantez-vous quelquefois des clous dans le cul ? » J'imagine que, pour voir comme il fait, M. Filiger recourt assidûment à cette pratique pieuse, très favorable pour l'intelligence des poètes liturgiques dont on nous a si fort jugulés depuis quelques mois.

Le Roinard d'Anquetin repose de ces lugubres horreurs. C'est un morceau bien peint, dans une gamme un peu sombre, avec une préoccupation évidente des maîtres espagnols, plus près toutefois de Théodule Ribot que de José Ribera. Le tort le plus grave d'Anquetin, c'est d'avoir si peu donné l'impression du poète véritable qu'est l'auteur de Nos Plaies. Ce bourgeois mélancolique et fatigué ne manque certe pas d'allure : mais où donc est le violent artiste, le révolté dont les odes saignent et crient d'une si furieuse douleur ! Son couvre-chef à bords plats, l'estimez-vous donc une auréole ? Et pensez-vous que le geste des Prêtres magnifiques voués au culte du Beau se doive jamais travestir d'inélégance et de lourdeur ?

Auguste de Niederhausern n'a pas commis cette lourde faute. Son buste de Verlaine – joyau de l'exposition Boutteville – manifeste le caractère surhumain d'un visage estampé au signe de la Muse. Pour emprunter un dire à Stuart Merrill, « Le bustes de notre glorieux Maître plane et s 'élève au-dessus des gens qui l'environnent de toute la hauteur du modèle et du très précieux artiste qui le sculpta ». Les nouveaux poètes auront dans Niederhausern leur David d'Angers.

Tandis que l'heure canonique de Vêpres nous arrachait à la contemplation de tant d'illustres faces, un homme-sandwich insinua dans notre besace l'opuscule que voici. Tout porte à croire qu'il émane de M. Fourest, le digitigrade bien connu.


Ballade consolative

Pour celui qui n'y figurait pas


On ne lit guère au Parc Saint-Maur
L'Oeuvre Sidoine Apollinaire,
Ni Fulgence, ni Raban Maur.
Mais, loin du muf' stellionaire,
Moi qui reviens de Saint-Lunaire
Aux fins d'être un peu diverti,
Parmi les auteurs qu'on vénère,
Je veux voir la trogne à Loti.

La jambe faite en cyclamor,
Peint d'un rouge extraordinaire,
Et fameux chez les gars d'Armor
Loti, mignon quadragénaire,
A des brosseurs qu'il rémunère
Et des gabiers d'O'Taïti.
Yann Nibor fourbit son tonnerre
Je veux voir la trogne à Loti.

A Sinaïa comme à Windsor,
Des rois il est le partenaire ;
Bourget n'a pas un tel essor ;
Jean Aicard, esprit congénère,
Chasse les mouches de son aires
Par l'odeur dont il fut Loti.
Ainsi qu'un astre sub-lunaire
Je veux voir la trogne à Loti.


Envoi

Princes d'un lourd dictionnaire,
Les vieilles gens du quai Conti
Célébreront son millénaire :
Je veux voir la trogne à Loti.

Dom Junipérien.

Le 27 septembre 1893.

Dans Livrenblog : Exposition des Portraits du prochain siècle par Paul-Armand Hirsch dans l'Art Social.
Exposition des Portraits du prochain siècle par Paul-Napoléon Roinard dans la Revue Encyclopédique du 15 novembre 1893.

Portraits du prochain siècle, un blog cherchant a reconstituer l'accrochage de l'exposition.

Anne-Marie Bouchard : L'Art polémique du Panthéon : le cas de l'exposition des Portraits du prochain siècle (1893)

Voir la publication en ligne du volume Portraits du Prochain Siècles sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.

Laurent Tailhade dans Livrenblog : Laurent Tailhade par Alcide Guérin. Laurent Tailhade et La France. Préface de Laurent Tailhade à Quand les violons sont partis. Vers Posthumes. œuvres poétiques complètes d'Édouard Dubus. Librairie Léon Vanier, A. Messein Succr., 1905. Extrait de la préface à Adolphe Tabarant : Quelques visages de ce temps-ci. Cynthia 3000 réédite Au pays du mufle de Laurent Tailhade. J. Rameau, Le "Claudicator" de Laurent Tailhade. Oscar Méténier par Laurent Tailhade.



lundi 26 juillet 2010

L'Affaire Adelsward 9e partie. Jules Bois et les messes noires


L'Affaire Adelsward-Fersen 9e partie

Jules Bois et les messes noires

Les pages intérieures du Matin du 17 juillet 1903, après l'article de tête de Gaston Leroux consacré en partie à l'affaire des « messes noires », poursuivent sur l'affaire Adelsward et la confrontation, chez le juge d'instruction, entre Jacques d'Adelsward et les témoins : onze enfants, tous « ont nettement accusé d'Adelsward de s'être livré, sur leurs personnes, à des actes immoraux. » Pour éviter que le délit d'incitation de mineurs à la débauche, ne se transforme en attentat à la pudeur, le baron se défend d'avoir « jamais souillés » ces enfants : « J'avoue [...] avoir donné chez moi des représentation quelque peu païennes. C'est que, voyez-vous, monsieur le juge, je suis épris de l'art grec, tout en moi est poésie. » Après les élèves du lycée Carnot, ce sont les « professionnels » qui viennent témoigner, ce qui nous permet de découvrir l'initial du nom et les pseudonymes du témoin cité dans l'article du Petit Parisien du même jour, celui qui déclarait que le baron lui aurait proposé de partir avec lui à Venise s'appellerait L., dit « Pompadour », dit « Albert de Rothschild ». Les confrontations ont continuées jusqu'à sept heure, après que le baron se fut restauré de « quelques petits gâteaux ». Ce jour-là M. de Vallès reçu la visite de Mme de Warren, qui accompagnée de son avocat Me Robinet de Cléry, venait lui confirmer que « son fils ne s'était pas enfui devant les responsabilités qu'il avait encourues ». Le Matin profite de cet article pour publier une lettre, du comte de Warren, envoyée aux journaux : «La triste publicité qui se fait sur la branche cadette de ma famille [l]'oblige à établir la profonde séparation qui existe depuis de longues années entre cette branche cadette et la branche aînée de la famille » dont il est le chef.

Le 18 juillet 1903. Dans La Presse, toujours, c'est Jules Bois qui après Huysmans vient donner des informations sur les « messe noires » :

Messes d'hier et d'aujourd'hui – Tout dégénère – L'Enfant et l'hostie

M. Jules Bois, poète qui chanta jadis, Satan et ses noces, qui nous dévoila les mystères des pays magiques, et qui nous révéla toutes les noirceurs des démoniaques [I]. M. Jules Bois passait sur le boulevard, ce matin, et, profitant d'une éclaircie, musait, le nez au vent : je l'abordai et lui parlai du cas de Jacques d'Adelsward, et de ces messes noires que ce poète décadent célébrait en si nombreuses et si jeune compagnie.
- Des messes noires... Des messes noires... me dit M. Jules Bois, on a bientôt fait parler de messes noires ; je crois bien que M. d'Adelsward se livrait à des parodies de messes noires ; car pour que la messe noire soit vraiment noire, il faut des hosties... Et on n'a pas parlé d'hosties, dans le cas du jeune d'Adelsward...
- Une hostie est donc indispensable ?
- Indispensable.
- Mais comment se la procurer ?
- On la vole. Vous n'êtes pas sans avoir vu signaler dans les journaux, de temps en temps, des vols d'hosties. Il fut un temps où l'archevêque de Lyon dut prescrire de transformer les tabernacles en coffre-forts pour éviter ces vols sacrilèges.
Pourquoi volerait-on des hosties, si ce n'était pour des messes sataniques ? Les trois quart du temps, le voleur emporte les hosties et laisse le ciboire. S'il vole ainsi des hosties, ce ne peut être que dans un but sacrilège, à moins que ce ne soit pour les vendre à des sacrilèges...

L'Enfant égorgé

Jules bois étant en verve, je lui posai une autre question :

- Est-il exact, comme l'a écrit M. Huysmans, que pour célébrer une messe noire on doivent sacrifier, égorger un enfant ?
- Jadis, les démoniaques égorgeaient un enfant, l'offrant en sacrifice à Satan ; aujourd'hui, cette coutume terrible et dangereuse pour ceux qui l'employait est disparue ; on célèbre encore des messes noires, avec des hosties consacrées, et avec des enfants ; mais l'enfant n'est plus égorgé, c'est ce qui me faisait vous dire tout à l'heure que les messes noires du vingtième siècles ne sont plus que des simulacres de messes noires...

Et M. Jules Bois se met à me conter des histoires épouvantables de messes noires ; ces histoires des siècles écoulés; et ce sont des descriptions de cérémonies diaboliques, sur la place de grève, en l'église du Saint-Esprit ; durant ces messes, les fidèles demandaient au Diable la mort des personnes détestées.
Et ce sont des descriptions de scènes effarantes auxquelles assistaient des énervés, des romanesques, des fous... C'est la messe noire de la Montespan, messe au cours de laquelle on égorge un enfant qu'on a acheté à sa mère pour un écu de cinq francs !..
Les messes noires d'aujourd'hui ne sont pas aussi ne sont pas aussi effrayantes, elles sont simplement écœurantes.
On n'y profane pas d'hosties, on n'y égorge pas d'enfant, mais on s'y livre à des pratiques que les lois punissent, M. d'Adelsward en pourra juger...
M. Jules Bois, qui vient de me parler des diaboliques messes de jadis, m'avoue n'avoir jamais vu célébrer à Paris de messes noires, mais il connaît des gens qui ne se sont pas privés de ce plaisir, et, s'il en croit leurs récits, il doit constater que tout dégénère. « Le rite de sang et de luxure, me dit-il, est devenu une amusette de poètes dépravés... Les sataniques de jadis risquaient la roue ceux d'aujourd'hui risquent simplement la correctionnelle... »

Le journaliste poursuit en faisant le point sur les confrontations de la veille, notant que sur les 42 à 45 élèves que compte une classe du lycée Carnot, 17 seulement sont en ce moment à Paris. « Adelsward, ce matin, a été conduit par des inspecteurs de la Sûreté à son domicile ; le prisonnier avait, en effet, manifesté au juge le désir de mettre de l'ordre à ses affaires, et il avait été fait droit à cette requête », « A peine arrivé chez M. de Vallès, il a été mis en présence d'un M. Esbach. Cette confrontation a duré assez longtemps ».

Félix Roussel, conseiller municipal, signe l'article de tête du journal Le Matin du 18 juillet, son titre : Les Détraqués. Le cas d'Adelsward lui sert de point de départ pour poser la question des délinquants irresponsables, ou « aliénés criminels ». En 1903 le dilemme est celui-ci : « [...] voyez l'embarras du juge. S'il croit être en présence de demi-fous ou d'irresponsables, il ne peut que les acquitter. Et rien ne prouve qu'il ne soit pas dangereux de laisser certains actes, je ne dis pas sans répression, mais sans aucune sanction.
Je constate donc une lacune regrettable de notre législation, qui ne connaît pas dans la circonstance, de moyen terme entre une condamnation inique et une impunité dangereuse. », le conseiller municipal propose donc, que la France comme l'Italie ou l'Allemagne se dote d'asiles afin d'accueillir les malades criminels. Félix Roussel pourtant se garde bien de plaider « par avance l'irresponsabilité du petit monsieur qui médite à cette heure, dans une cellule de la Santé, sur l'inconvénient des inversions ailleurs qu'en poésie. »

Un court article en pages intérieures nous renseigne sur la confrontation de la veille avec M. Esbach. M. Esbach est musicien, il vient témoigner que les soirées de l'avenue de Friedland n'avaient rien d'immorales, « Un jour, Jacques d'Adelsward nous a lu La Mort des amants, de Charles Baudelaire, que mimaient des figurants. Il y avait de l'encens, des fleurs. On fit de la musique. C'était merveilleux, paradisiaque, mais nullement indécent. » Mais ce témoignage contredit ceux des « professionnels » déjà entendus, ainsi que le contenu de « certaines lettres saisies à son domicile » qui « ne laissaient subsister aucun doute » sur le fait que les réunions du baron n'étaient pas toutes aussi « innocentes ».



[I] Les Noces de Sathan, 1892. Les Trois Sathans dans La Croisade N° 1, janvier 1892. Les Petites religions de Paris, 1894. Le Satanisme et la Magie, 1895. Le Monde invisible, 1902. Visions de l'Inde, 1903.

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie).
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).

vendredi 23 juillet 2010

Henry de Bruchard : Entre les lignes.




Entre les lignes

Pour Émile de Molènes...


... En ces heures vides de découragement où le passé remonte dans de la tristesse ou du bonheur...

Ed. de Goncourt.

Lorsque j'entrai dans la vaste salle qui lui servait de bibliothèque, Jacques Valterre discutait avec son relieur des formes de couvertures qu'il désirait.

- Parfaitement, vous m'envelopperez le cartonnage de Mensonges d'une étoffe « Liberty » et pour le Réfractaire de Vallès, une teinte grise, toile d'emballage.

- Vous voilà donc Huysmanisé, lui dis-je, le relieur congédié.


- Huysmanisé, soit, si par là vous entendez qu'il convient de donner comme vêtures aux œuvres chères la teinte qui les caractérise. J'en ai en effet le souci. Un simple coup d'œil sur ce petit rayon et vous pourrez constater que j'ai traité mes amis avec tous les égards qui leurs étaient dus.

Le terme d'ami m'avait frappé, aussi après avoir pris connaissance du titre des ouvrages désignés, je fis remarquer à Jacques qu'il ne m'avait jamais parlé de ses relations dans le monde littéraire.

« - Personnellement, je ne connais aucun de ces auteurs, mais je doute fort que vous puissiez m'apporter sur eux des renseignements, qui me soient une révélation. Avant de vous étonner écoutez-moi un instant.

Vous savez quel enragé liseur je suis et que, pour certains écrivains, je professe un culte qui va jusqu'à la manie. Sans relations aucunes, sans amis dans ce pays, les livres ont été la seule consolation, pour mon âme humiliée, le seul palliatif à l'enlisement progressif qui m'étreint, depuis dix ans que je suis redevenu l'esclave de ma glèbe natale. »

Et à cette évocation d'une jeunesse ardente, il y avait de la mélancolie dans sa voix, et de la haine s'exprimait dans le geste dont il me désignait le vaste paysage embrumé, qui, par les larges fenêtres, s'étendait devant nous.

« -Et c'est pour cela qu'à l'heure où les hommes de ma génération, commencent à relire ceux des leurs qui jadis surent idéaliser leurs pensées, formuler harmonieusement leurs aspirations en les synthétisant, au seuil de la nouvelle vie qui commençait, je m'adressais aussi à ceux qui vinrent après moi.

Et j'ai lu tantôt avidement, avec bestialité, comme avec le désir sauvage de fuir la Réalité, on se grise d'une boisson détestée mais puissante, tantôt comme l'on savoure une liqueur précieuse, comme certains absorbent des poisons subtils aux effets mystérieux, m'arrêtant alors à chaque ligne évocatrice du Rêve. Mais toujours dans la brutalité de l'ivresse, comme dans la délicatesse raffinée du songe, pour l'y avoir cherché j'ai entrevu l'homme dans son œuvre. Aussi ce sont bien mes amis tous ces auteurs dont vous pouvez ici lire les noms ; nulle de leurs inspirations ne m'est inconnue, et ils n'ont pu céler à ma clairvoyante amitié aucun de leurs défauts, pas même la plus innocente de leur manie.

Ne feuilletez-vous pas un ouvrage de Barrès ? Je vous sais fanatique de cet analyste, et c'est un de mes auteurs préférés ; certaines maximes de lui me sont devenues familières. Je l'aime surtout pour le caractère d'évocation que dégagent certaines pages de ses livres, et aussi parce que son œuvre est une confirmation de l'excellence de ma méthode.

Se complaire en effet, ainsi que le fit M. Barrès, à évoquer soigneusement ses préférences artistiques, ses habitudes de vie, facilite singulièrement la tâche au biographe futur, tout en empêchant des disciples zélés, après un séjour d'une semaine dans votre intimité, de mettre les barbares au courant de vos us et coutumes (1). Donc après lecture de ses romans d'idéologies, et aussi de sa plaquette sur le quartier latin, je me représente aisément M. Barrès, comme un grand jeune homme d'allure dédaigneuse, habillé par un tailleur de renom, et accoutumé à philosopher intérieurement en de longues promenades dans les quartiers élégants ou sur les bords de la Moselle, en fumant des cigares très chers. Le cigare joue un rôle considérable dans l'oeuvre de M. Barrès, et récemment un de ses disciples, M. Jean de Tinan « psychologue subtil et irrévérencieux » n'a-t-'il pas déclaré que « nos meilleurs livres sont imprimés sur fumée de cigare » (2)

Et M. Huysmans n'est-il pas un de ceux qui se plût à placer dans ses œuvres les plus intimes de ses sensations. Vous l'avez certainement suivi dans son évolution, depuis Marthe jusqu'à En Route, en passant par En Ménage (pour ce livre que j'estime particulièrement j'ai demandé une reliure de luxe). Vous avez du vous représenter l'auteur comme un employé du ministère, sceptique, mais consciencieux. Et l'art de bien manger étant une tradition qui se perd, comme un de ces derniers Parisiens (qui donc est plus Parisien ?) qu'enthousiasment les beefsteaks loyaux. Et ce culte de la gastronomie nous les retrouvons partout, chez cet étonnant et anémié des Esseintes, chez le méticuleux et réglé André d'En Marge, chez le Durtal d'En Route, curieux et inquiet, dont le régime monastique guérit la gastralgie.

Et voilà Coppée ! Vous hochez la tête à ce nom, sans réfléchir que sa philosophie souriante, les simples inspirations de cet académicien, sont mieux faites pour convenir à ma lassitude qu'à vos vingt ans. L'exemple de M. Coppée est d'ailleurs un triomphe pour ma méthode. Celui là naquit dans l'Ile Saint-Louis, ne nous dit-il pas lui-même qu'il est un « vieux gamin de Paris ». Son enfance dût être maladive et son adolescence rêveuse. Sans doute un collègue de son père, vieil employé de ministère, dut l'initier aux douceurs de la pêche à la ligne. Et ce furent vers les dix-huit ans des amours avec une « piqueuse de bottines » des amours chastes au Luxembourg près de la fontaine Médicis ou vous avez placé le buste de Murger. Et vous connaissez le reste. Vous savez la gloire et l'existence calme, la vie paisible, au coin du feu, entre ses chats, dans la vieille maison de la rue Oudinot.

Puis c'est l'antithèse : Richepin, dont les hurlements, les cris sonores, mais vides, servent à masquer le manque d'idée. Celui là est un snob fanatique ; il est le seul qui ait jamais pris Sapeck au sérieux (3). Pour avoir joué Tippo-Sahib, et brutalisé Marie Colombier [I], il se crut obligé de se présenter au public en des poses d'athlètes. Dans l'affolement d'être pris pour un bourgeois, il faut voir seulement la cause de ses exubérances voulues, de ses colères sans conviction. Avec M. Octave Mirbeau j'estime qu' « il se faut méfier des gens qui ne s'habillent pas comme tout le monde » et je trouve que c'est une faible preuve d'indépendance que d'affubler d'un nom de tireuse de carte.

- Voilà certes des haines vigoureuses, dis-je, comme Jacques Valterre s'arrêtait après cette violente diatribe, et je ne sais de votre pénétration ou de la logique que vous mettez dans vos inductions, ce qu'il convient d'admirer d'avantage. Mais j'aurais aimé savoir quelque chose des amours de nos plus notoires contemporains, et si jamais Raoul Ponchon trouva son Pagello.

Henry de Bruchard


(1) Huit jours chez M. Renan, par Maurice Barrès.

(2) Jean de Tinan : Hérytrée.

(3) Sapeck fit paraître un journal l'Anti-Concierge qui n'eut qu'un numéro.

Le Thyrse, avril 1897.

[I] En 1883, Richepin apparut sur scène aux côtés de Sarah Bernhardt dans sa pièce Nana-Sahib. L'actrice Marie Colombier, est l'auteure d'un roman à clef contre Sarah Bernhardt, intitulé Sarah Barnum. Dans l'affaire Colombier-Bernhardt, Richepin prit part à une expédition punitive chez Marie Colombier, menée par Sarah elle-même, cravache en main. On a écrit que Richepin, lors de son intrusion chez Marie Colombier était armé d'un long couteau de cuisine, qu'il pourchassa la comédienne, et mit son cabinet de toilette et sa chambre à coucher à sac. La comédienne, qui s'était caché, sortit saine et sauve de cette aventure. (voir : Affaire Marie colombier – Sarah Bernhardt. Pièces à conviction. Phototypie E. Bernard & Cie, en vente chez tous les libraires, 1884)

[II] Ponchon et Richepin fondèrent le groupe des « Vivants ». On n'ose comprendre l'allusion de Bruchard. Rappelons que Pagello était le médecin vénitien appelé au chevet de Musset et qui devint l'amant de Georges Sand.
(notes de Livrenblog)

Ami de Paul-Jean Toulet et de Jean de Tinan, Henry de Bruchard fut un fervent dreyfusard, plus hâbleur que batailleur, très vite il rejoindra la droite nationaliste, royaliste, il fera partie de la Ligue de la Patrie Française. Outre La Fausse gloire, roman contemporain il est l'auteur d' "études algériennes" La France au soleil, et de souvenirs sur l'affaire Dreyfus, Petits mémoires du temps de la Ligue, écrits "Avec haine et sans crainte".