lundi 29 mars 2010

LE PEINTRE MARCEL LENOIR. Raison ou Déraison.




Marcel Lenoir (Jules Oury, dit) 1872-1931. Ne fut pas seulement imagier, peintre, fresquiste et graveur, mais publia ses écrits dans un volume édité par L'Abbaye en 1908.


Stanislas Fumet écrit à propos de son ami : "On connait cette surprenante destinée qui voulut que le joailler-graveur qu'il était dans sa jeunesse devînt lithographe, dessinateur, obtînt dans l'enluminure, aux beaux jours de l'école "symboliste", quelques succès, puis, - malgré les préventions du sâr Péladan (1), malgré la misère que ce renoncement à l'art de petit imagier impliquait, - rompît volontairement avec ce genre, dans le désir de toucher aux cimes de la peinture. Du bijou à la fresque, n'est-ce pas une ligne merveilleuse ?" (2)

A la lecture de la préface de Raison ou Déraison du peintre Marcel Lenoir, nous en apprenons un peu plus sur ce peintre dont le visage de christ était connu de tous dans le Montparnasse du début du siècle. Dans cette préface il rend hommage à ceux qui comptèrent dans sa vie : son frère le sculpteur Louis Oury, lui dédicaçant ainsi qu'à ses parents et à sa sœur, les poèmes écrits au chevet du lit de mort de son autre frère, Victor. Le sculpteur Joseph Bernard, son seul ami. Raymond Madelain, poète mort à 33 ans à qui il doit son éducation intellectuelle, auteur du sonnet Le Monstre (3), écrit en vue de l'œuvre du même titre que Marcel Lenoir exposera au sixième et dernier Salon de la Rose-Croix en 1897. Ce Monstre, un camaïeu enluminé, fait l'objet d'un long exposé d'Émile Boissier, dans son ouvrage L'Enlumineur Marcel Lenoir (Arnould, Paris, 1899). René Ghil, pour le remercier de ses écrits sur sa peinture et en admiration pour son œuvre (4). Joséphin Péladan, qui s'étonna de "ses gestes picturaux" et qui fut le premier à s'intéresser à ses débuts, à le louanger, mais aussi à juger "nécessaire de [le] prévenir contre le mal du moment, - la hâtivité picturale", on verra qu'Apollinaire lui fera le même reproche. Charles Vildrac (5), "un chantre des hommes, de la douleur, de la nature, vient de naître, et que dis-je ! existe déjà."

Raison ou Déraison, est non seulement un recueil de poèmes et mais aussi de pensées et d'aphorismes qui expriment le caractère farouche et sans compromission du peintre. Isolé volontaire : "Durant mon existence, je n'aurai pu me considérer comme un être isolé, ayant eu pour compagnon : mon art, un ami et la misère." "J'ai cru, je crois encore à la force de l'isolement du Moi, pour qui sait souffrir." Misogyne : "Il est plus aisé aux femmes d'ôter leur chemise, que de taire un mensonge." Misanthrope : "On rencontre un ami dans la vie, des sots à chaque pas. Quant à la fourberie, on la trouve partout." "Un salut respectueux est le présage d'une calomnie." Individualiste : "Tout groupement anéantit la liberté individuelle."

On a reproché à Marcel Lenoir d'être trop littéraire, d'être un peintre de la pensée, Stanislas Fumet nous dit qu'il "résolu moins de peindre que de penser plastiquement", et que ce sont ses reproches d'intellectualismes qui firent que Lenoir utilisa tant de "solutions plastiques", de styles et techniques différentes. On l'a vu, Péladan, reprochait la hâte que mettait Lenoir dans la réalisation de ses œuvres, Guillaume Apollinaire qui apprécia le peintre (6) rejoint l'avis du sâr, le 18 octobre 1910 dans sa chronique la Vie Artistique de L'Intransigeant, il souligne les tentatives de renouvellements de Lenoir, son désir de recherches et de nouveautés, qui "empêchent parfois l'aboutissement d'efforts qui, pour un grand nombre de raisons, méritent beaucoup d'éloges. Toutefois, nul doute que M. Marcel Lenoir ne soit fait pour des travaux plus minutieusement achevés, plus lentement conçus, moins hâtivement exécutés", Apollinaire note encore que Rodin se rendit acquéreur de quatorze tableaux présentés au Cercle International des Arts. Dans un article de la revue de Canudo, Montjoie ! (7), Apollinaire reviendra sur les changements de style trop rapide de Lenoir : "Salle XXVIII. Marcel Lenoir, qui trop varie. Il a un style pour chaque exposition." En 1913, dans le numéro 18 des Soirées de Paris, il sera tout aussi laconique : "une Mise au tombeau de Marcel Lenoir qui fait ressortir ce qu'il y a de plus pompier dans la peinture de M. Maurice Denis."





(1) Lenoir fit parti des artistes exposants au Salon de la Rose-Croix (son nom figure dans la liste fournie par Léonce de Larmandie dans l'Entr'acte idéal, histoire de la Rose + Croix, Chacornac, 1903). Dans la Revue Hebdomadaire, Péladan écrit : "M. Marcel Lenoir est un talent ingénu et sincère, ingénu dans ses titres : " La République, c'est nous! " et sincère dans la bonne composition de son labourage. Quel dommage que cet artiste, qui a commencé par des enluminures mystiques, adopte une exécution un peu voisine de l'épouvantable pointillisme! Qu'il laisse aux gens sans imagination ce dérisoire moyen d'être remarqué. Il a de grandes qualités : il est sensible, inventif. Il a dû se former seul, dans des conditions précaires, encouragé seulement par des amis sans idées générales ni méthode. Sous une bonne discipline, il serait devenu un remarquable peintre religieux ; il a le sentiment chrétien." (le Salon des Indépendants (1903)).
(2) Stanislas Fumet : Marcel-Lenoir, l'homme et l'oeuvre. Les Ecrivains Réunis, 1926.
(3) Raymond Madelain ne semble pas avoir laissé d'autres œuvres que ce Monstre, reproduit dans l'ouvrage cité d'Émile Boissier. Voir Evanghélia Stead : Le Monstre, le singe et le fœtus: tératogonie et Décadence dans l'Europe fin-de-siècle. Droz, 2004. pages 86-87.
(4) René Ghil est l'auteur de Marcel Lenoir, Etude lue devant la Société « l'Art pour tous », en l'Atelier de Marcel Lenoir (83, rue de la Tombe-Issoire, Paris). [Impr. G. de Malherbe], 1906.
(5) Charles Vildrac, l'un des fondateurs de L'Abbaye de Créteil, qui édite Raison ou Déraison. Le 30 décembre 1910, Apollinaire, dans l'Intransigeant, cite Lenoir parmi les artistes présents dans la galerie que Vildrac vient d'ouvrir rue de Seine.
(6) Dans L'Intransigeant du 22 mars 1910 il écrit : "Salle 30, il faut regarder avec respect l'envoi de Marcel Lenoir parce qu'il y a dans ses toiles de la piété et de la pitié." Les citations d'Apollinaire sont extraites de Guillaume Apollinaire : Chroniques d'arts 1902-1918.
Textes réunis par L.-C. Breunig. Gallimard, Folio essais, 1993.
(7) A travers le Salon des Indépendants, 18 mars 1913.


Sur Livrenblog : Illustrations pour Des Glaives pour la Gloire d'Hector Fleischmann. Voir sa participation à la revue Le Beffroi : 2e partie. 3e partie, et à la revue L'Image.

Site du Musée Marcel-Lenoir

vendredi 26 mars 2010

Romain COOLUS : Exodes et Ballades. "Frères il faut dormir."





Exodes et Ballades

« Frères, il faut dormir. »

Il est, il est de tristes gens
Oh ! Bien à plaindre,
De Bourgogne, de Loire ou d'Indre,
Si vraiment pauvres, indigents,
Pauvres d'eux-mêmes
Et d'âmes blêmes
Qu'ils ont le front de se montrer
Envers l'univers exigeants,
Mais si sots que c'est à pleurer ;
Car
Et plus ou moins en sleeping-car,
Parfois en lougres,
Ces bougrement ineptes bougres
Pour récolter de froids argents
S'en vont, cahinnant que caha !
Expertiser des Canadas
Et dévisager des Gabons.
A quoi bon, madame, à quoi bon ?

I

De Kaschmir fût-on l'émir
Ou d'Anzin le Casimir,
Rien ne nous vaut le dormir.
Non certe il n'est rien de tel
Pour un pauvre être mortel
- Ah ! Oui, pauvre, le pauvre être ! -
Qui fit pas exprès de naître
Pourvu d'un psychique immortel
(Car en vérité, madame,
Nous avons l'un l'autre une âme
Terriblement immortelle),
Rien, disais-je, donc de tel
Que de dormir, puis de dormir
Quand il a fini
De dormir
Avant que ce soit vraiment
N, i, ni, mais bien nini
Inguérissa-
Irrémédia-
Irrévoca-
Blement.

II

Le bon lit prépare.
Il faut bien être quelque part :
On est de l'espace après tout.
En attendant d'être fossé
Dans le fossé,
Il importe qu'on se situe.
Qu'on geignotte ou qu'on perpétue,
A quelque oeuvre qu'on s'évertue
Il urge que l'on se situe ;
On est de l'espace avant tout,
Et numérique jusqu'au cou
Alors, où ?
Celui-là s'atteste le Sage
Qui commence l'apprentissage
Parmi le bon lit salutaires
- La terre est proche – de la terre ;
Et qui s'allonge la carcasse
En attendant que cela casse ;
Et s'habitue aux terrains gras
A fréquenter le frais des draps ;
Et par la pose horizontale
Rapprend à son âme natale
L'immobilité végétale
Dont elle jouira, c'est sur,
Dans les futurs.

Que les vieilles mamans nous bordent !
Le froid des draps est mortuaire
Et nous évoque l'estuaire
Définitif où l'on aborde.
Que les vieilles mamans nous bordent !
En eux s'ouvre déjà, lustral,
Le bon port, blanc et sépulcral,
Où dort parmi les flots épais
La vraiment pacifique paix.

III

Ils sont un tas qui s'agitent
Cherchant le reste et le gîte.
Pourquoi, seigneur Dieu ! Pourquoi ?
Vaut-il pas mieux rester coi
Sans regarder son nombril,
(Jeu peut-être puéril !)
Et sans regarder en soi
Où ça n'est pas beau, ma foi ?
Les faits ne nous sont pas tendres ;
Les jours ne nous sont pas lisses ;
Ils nous meurtrissent d'alarmes.
Tâchons d'éviter les larmes
Qui salissent
Et de ne pas trop attendre
Des faits qui ne sont pas tendres.
Tôt ou tard l'apoplexie
Nous poindra qui trop mangeons,
Ou la badine ataxie...
Soyons sobres ; abrégeons.

IV

La nuit tombe ; ah ! N'insultez
Jamais une nuit qui tombe !
Mais au contraire, exultez !
C'est déjà l'odeur des tombes
Qu'il est probe de humer
Au moins pour s'accoutumer.
Dégringole, gole, gole,
Bonne nuit aux yeux lilas !
Pour bercer les messieurs las
Que nous sommes
Quelques-uns parmi les hommes !
Dégringole, gole, gole,
Bonne nuit, de ta rigole,
Bonne nuit aux yeux lilas ;
Endors au cœur les hélas
Que nous tirent les idoles,
Les méchantes Dalilas
Riant dans leurs falbalas !
Dégringole, gole, gole
Bonne nuit aux yeux lilas !

V

Peut-être rêverons-nous ;
Oui, oui, ces choses arrivent !
Alors parfois c'est très doux.
Peut-être rêverons-nous.
On va tout à la dérive.
On rêve sur leurs genoux
Qu'on a la tête appuyée
Et puis la joue essuyée
Par des doigts qu'on sent très doux
Et qu'on n'a jamais baisés
Parce qu'on a pas osé.
C'est un rêve et ça vaut mieux
Que si c'était pas un rêve.
Tout doucement l'on en crève :
Ça vaut infiniment mieux.

VI

Et toutes les mines d'or
Et toutes les pierreries
Les belles choses qui rient
Parmi les montures d'or
Sont de pauvres niaiseries
Près du trésor de qui dort,
Mieux que les orfèvreries,
Les ors et les mines d'or
Et toutes les pierreries,
Puisqu'il a par devers soi
Le total oubli de soi.

Il a presque la parfaite,
Intégrale et forte joie
Du mort qui déjà s'éploie
Du pied des monts jusqu'au faîte,
Du hère qui, tâche faîte,
A déserté le soleil
Et qui, comme les héros,
Les maîtres, rois et bourreaux,
Dans la lourdeur des terreaux
Dort sa pinte de sommeil.
Celui qui dort presque égale
L'heur de ses frères heureux.
Son âme à peine cigale
Et criquette un chant peureux.
O nature hospitalière,
Déjà tu la dépayses ;
Au loin tu la panthéises
Et tu la rends familière
Comme un corps qui devient lierre,
Liane, verveine et cytise
Et sous le soleil s'attise
Bruit et se poétise
Et dont les désolées mains
Et le triste cœur défunt
Ne plaignent plus qu'en parfums
De roses et de jasmins
Épars parmi les chemins.

Romain Coolus.

La Revue Blanche, Numéro 67, 15. 3. 1896.

Illustration de Félix Vallotton.

Romain Coolus dans Livrenblog : Romain Coolus présente quelques amis. Romain Coolus et Jules Renard. Les Etoiles crevées Prose légendaire par Romain Coolus.


vendredi 19 mars 2010

Gustave LE ROUGE : Notre-Dame la Guillotine


GUSTAVE LE ROUGE ET L'ART SOCIAL

III

Notre-Dame la Guillotine

Par toute la ville, depuis les sept longues semaines que flambait la révolte des Pauvres, les manifestations de la vie s'étaient faites souterraines et funèbres. Le bruit sommeillait, voilé d'une solennelle sourdeur de cataracte lointaine.

Le triomphe des riches n'avait point empêché la destruction d'une grande partie de la ville. Chaque nuit, d'implacables incendies rougeoyaient ne laissant qu'un chaos de ruines. Les squelettes carbonisés des arbres, les colonnes tordues des lampadaires s'enfonçaient en des perspectives de suie, en de grimaçants horizons de cendre et de platras, coupés de décombrales barricades, selon le pluvieux silence de l'hiver, en un pantelant qui-vive d'explosions et de meurtres.

Seul, le cœur de la ville occupé par les vainqueurs palpitait encore d'une furieuse vitalité, d'une vindicative fièvre de supplices. Cernés dans trois grandes places par l'armée, les pauvres étaient exterminés méthodiquement sans interruption, jusqu'à la tombée du soleil : la guillotine fonctionnait, les fusillades crépitaient.

En personne, Gorgius, le grand Répresseur présidait à la destruction, étonnant d'énergie, malgré son âge. Grâce à lui, maintenant, la sérénité renaissait dans les cœurs ; encore un peu de sang et les pauvres allaient être définitivement humiliés, domestiqués pour des siècles. Une multitude, d'ailleurs, à cause des interruptions dans l'approvisionnement, succombait au froid, à la famine et au suicide.

Chaque soir sous une ample escorte, Gorgius regagnait son hôtel sauvegardé par toute une inexpugnable troupe de gens de police. Athlétiquement constitué il consacrait à d'originales débauches la meilleure part de ses nuits ; on parlait même de puériles profanations, de violences posthumes, mais on passait outre sur ces faiblesses excusables, après tout, en une période de licence de la part d'un génie aussi nerveusement organisé. L'impunité de toutes les actions lui appartenait.

Pour ces causes, peut-être, il était généralement grave comme si quelque ombre planait sur lui ; ce soir-là surtout, il paraissait mortellement sombre.

L'ennui trônait en son âme démantelée que nulle dépravation ne tirait plus de sa torpeur, dont nulle salacité n'aiguisait plus le désir ; pour lui, les jours, les heures, les minutes gouttaient en une averse de désenchantement, sans nul neuf frisson, sans nulle inédite palpitation. Son moi gangrené ne roulait plus d'aspirations vers les choses, pareil au fleuve dont les eaux fétides étaient ralenties d'obstruantes carcasses et qui s'étendait, liquoreux et verdâtre comme une veine de pus, phosphorescent le soir de lumineux miasmes.

Au loin, des chiens hurlaient longuement ; redoutables depuis les troubles, ils erraient en bandes, privés de maîtres et se disputaient en d'acharnés combats leur horrible sportule.

Le pavé était englué d'une boue grasse pareille à la crasse humaine qui s'attache au dôme des fours crématoires, d'une sanie figée et décomposée dont les résidus fluaient en ruisseaux de purulence, en mares ignominieuses ou se liquéfiaient les cadavres des massacrés. L'air même était lourd, changé en une fange fluide dont la fadeur écœurait. Le dictateur et sa troupe hâtés parmi les ténèbres visqueuses semblaient quelques pullulement de bêtes immondes grouillant dans la féteur d'un ulcère.

De temps à autres s'entendaient de petits cris d'enfants à l'agonie sous la pluie ou de femmes que la rage et le froid faisaient aboyer à la mort comme des chiennes ; alors le dictateur avait un geste d'impatience et les soldats, silencieusement, coupaient la gorge aux braillards ; le recueillement redevenait possible et la troupe continuait de s'avancer.

Plus allègre d'esprit à mesure qu'il approchait de son hôtel, Gorgius compulsait ses chances de triomphes futurs, calculait les risques de ses ambitions se figurant presque, en l'importance d'exéception que la Révolution lui avait donnée, établir le bilan de l'humanité.

Puis il se plut à évoquer les douloureuses physionomies des exécutés du jour et de morbides songeries l'obsédèrent en pensant à la guillotine. Elle se dressait en son imagination comme une idole embrumée de mystère, animée d'une vie particulière faite des terreurs et des vengeances des hommes, comme une attirante et traîtresse femelle dont les jambes rigides, dont le sexe fallacieux et vide incitaient l'humanité aux coïts monstrueux du cou et de la lunette.

Il se représentait la mécanique de meurtres telle qu'un sphinx difforme doué d'une conscience réfléchie et sournoise, d'une volonté de cruauté réelle ; des silhouettes de magistrats flottaient devant ses yeux avec les grimaces fripées, les crânes glabres et le maintient grave d'un troupeau de proxénètes gâteux, les entremetteurs de la Veuve :

« Certes, réfléchit-il, la comparaison se tient presque, le panier de son évoque la cuvette, comme le bourreau et ses aides, les larbins...

»Quel dommage qu'elle ne soit pas une véritable femme, qu'elle ne puisse s'incarner sous de violables formes !

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« Son regard d'acier étincelle de caresses féroces ; l'étreinte de ses inflexibles membres d'écarlate doit être, d'un accablement délicieusement terrible.

« O toi, effroyable Incarnation que je ne puis qu'imaginer, comme je t'aimerais !

« Tu as été la divinité ignoble, de ce siècle qui se désintéressa des croyances immatérielles, qui renia les pures légendes, pour n'obéir plus qu'aux terreurs basses que tu imposes à la multitude.

L'Avenir te consacrera des temples où les justiciards commenteront pieusement les Codes, où les suppliques de la Peur monteront vers toi avec le parfum du sang frais, sous l'œil respectueux des argousins, en la terreur prosternée de la racaille.

« Secours-moi, bonne meurtrière du crépuscule matinal. Étoile des assassins, Miroir de la Mort, Refuge du désespoir, Secours des bourgeois, Auxiliatrice des puissants et des hypocrites, Demeure à jamais la chirurgienne des infirmités sociales, l'Épouvantail des déshérités et des timides, la grande Empêcheuse de Justice. »

« Mais je rêve ! Conclut-il en souriant, allons plutôt voir là-bas ce qui se passe. » Et il marcha vers le groupe des soldats qui discutaient.

Ils entouraient une maigre et haute jeune femme dont la face blafarde aux yeux obscurs et vagues s'ennuageait d'un voile sombre. Sa démarche était sûre et hautaine, sa physionomie pleine de froideur. Elle se taisait, ne répondant à nulle objurgation, ne paraissant éprouver aucun effroi, n'ayant même nullement l'air intimidée.

Gorgius l'étreignit d'un coup d'œil et d'imprécis désirs l'effleurèrent à comparer la minceur adolescente du buste et la largeur bien féminine des hanches. Il devina des cuisses rondes et nerveuses, des bras grêles et durs.


Distraitement il fit signe qu'on menât la jeune fille chez lui et de nouveau ses préoccupations l'absorbèrent.

D'alarmantes nouvelles, en effet, l'attendaient à son hôtel. Une partie des soldats – malgré les larges distribution d'alcool et d'argent avaient cédé aux supplications des révoltés. Grâce à la connivence de quelques détachements, un petit nombre de Pauvres avaient pu franchir les lignes, ce qui présageait pour la nuit un redoublement d'incendies et d'esclandres.

Le grand Répresseur parcourut froidement ces dépêches effarées, il les relut, réfléchit et la situation lui apparut moins compromise. Évidemment tous ces officiers, tous ces gens de police exagéraient, voyaient double, dominés par une atroce frayeur, paralysés par une incroyable lâcheté. Il ne s'affecta donc pas outre mesure ; il avait paré, depuis les troubles à d'autrement terribles catastrophes.

Fiévreusement, il notifia quelques ordres décisifs. Maintenant il était totalement rassuré. Tous travaux terminés, il gagna sa chambre et, la tête un peu lourde, s'endormit.

Il reposa mal et fut visité d'atroces cauchemars. Il rêvait que, les exécutions continuant, un lac de sang aux ondes cramoisies et moirées par la lune avait submergé la ville, il cherchait à fuir à la nage et se cramponnait désespérément aux cheveux des cadavres qui passaient emportés par la dérive ; mais, toujours, il demeurait, avec une tête sans corps à la main. Des rires d'invisible le narguaient. Il se sentait enfoncer à chaque seconde, il barbotait dans un éclaboussement de rutilantes pourpre. Le sang l'asphyxiait, ses désespérés efforts demeuraient vains. Puis il se voyait pour suivant les rebelles qui fuyaient en une galopade vertigineuse à travers les steppes immenses ; dans la rapidité de sa course, il se rappelait avoir oublié quelqu'objet dont il ne pouvait se préciser la nature. Il sentait que cette omission allait avoir les plus redoutables conséquences, mais il ne pouvait retourner en arrière. Il finissait par découvrir qu'il avait laissé sa tête ; il ne l'avait plus, il tâtait vainement de ses deux mains son cou mutilé ; sa tête, fendue d'un rictus occupait maintenant la place de la lune et roulait à l'aventure, en un ciel pustuleux et vert, ocellé de points sanguinolents. Alors son corps décapité tendait les bras vers la lune et cherchait à la saisir, mais la tête fuyarde se dérobait et finalement changeait de forme, s'amincissait et c'était un couperet d'acier triangulaire qu'il empoignait ; mais, déjà, ses bras il ne pouvait plus les abaisser. Ils étaient comme lignifiés, raidis en deux poteaux rouges entre lesquels le couteau d'acier glissait doucement, avec la férocité d'une lenteur calculée.

Gorgius s'éveilla le cœur bondissant, glacé d'une moiteur d'agonie. Son angoisse s'accrut d'un inquiétant bruissement, d'une clameur inexplicable et lointaine. Une lueur filtrait par les interstices des rideaux, il pensa que le jour allait venir.

Infructueusement, il avait sonné, appelé. Le piétinement précipité dont le bruit l'avait ému ne s'entendait plus. En revanche, la clarté avait grandi, était devenue insoutenable. A cette rougeâtre splendeur, on ne pouvait se méprendre, l'aurore d'un incendie définitif montait sur la ville.

Un paysage de flammes ondoyait à perte de vue, les dômes et les clochers enlevés avec une netteté d'eau forte sur le fond aveuglant du brasier disparaissaient l'instant d'après, comme des ombres, engloutis avec un grondant fracas par l'incendie qui traînait derrière soi d'immenses franges de fumées mordorées, de roussâtres volutes de vapeurs pailletés, tels que des croupes fabuleuses de millions d'atomes.

Apoplexie de terreur sur son lit, Gorgius s'expliqua enfin ce houlement de foule qui l'avait inquiété. Il avait entendu la fuite des Pauvres, ils étaient partis et il avaient laissé l'incendie comme cadeau d'adieu à leurs ennemis. Vers le repos des verdures virginales, vers l'innocence des eaux courantes et des lacs fleuris, vers les amoureuses, vers les ténébreuses et libres clairières de bois, ils avaient fui, pour de fraternelles unions sociales, pour des civilisations plus clémentes. Des félicités nouvelles allaient luire sur les vestiges du royaume aboli des Riches !

A cet instant, comme le hurlement du Cataclysme lui-même, comme le rugissement triomphal des générations, une explosion tonitrua, majestueusement répercutée par les cavernes du ciel, plus profonde que la clameur de bronze des Artilleries, que l'écroulement des Hymalaya.

Et un pesant dôme de brouillard et de silence s'incurva au-dessus des ruines

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Quand le Dictateur merveilleusement préservé par la situation isolée de son hôtel s'éveilla, en sa chambre ébranlée par la commotion, de l'évanouissement auquel l'avaient contraint ces surhumaines émotions, il fut surpris d'apercevoir assise en une pose de méditation sur un fauteuil la jeune fille arrêtée la veille au soir et qu'il avait oubliée : son calme profil s'estompait dans le vague crépusculaire de la nuit finissante, au mouvant rougeoiement des derniers brasiers.

Pendant qu'il tentait de joindre ses idées, elle s'avança toujours silencieuse, mais ses yeux d'un bleu de glace souriaient, avec un geste lent et grave elle défit ses vêtements et s'insinua en la somptueuse couche, près du dictateur dont le cerveau harassé était broyé comme en un engrenage par une détraquante fièvre.

Il n'avait plus la puissance de réfléchir. C'était à sa bouche embrasée et sèche un délicieux oubli que cette bouche aux désaltérantes fraîcheurs de métal ou de neige ; ses muscles avachis et lassés, son épiderme flasque et fripé, avaient de bienfaisants raidissements aux rondes caresses de ses juvéniles formes. Ils se régénérait à ce bain de virilité et il enlaçait l'inconnue avec l'insouciance du désespoir et toute sa robustesse retrouvée.

L'aube indécise venait et l'heure des matinales guillotinades quand, de nouveau fatigué, il essaya de se soustraire aux dévoratrices caresses de l'inconnue. Mais il ne pouvait point. Des jambes croisées sur ses jambes l'enserraient étroitement. Les bras noués autour de son cou ne se désenlaçaient point. C'était l'inexplicable toucher, cette fois bien réel, du métal et de la neige, les cheveux moelleux où il s'était vautré s'entortillaient maintenant autours de son corps avec la coupante brutalité des cordes. Il ne sentait plus bouger nul spasme sous lui, et son ventre, en ses désespérés tortillements, ne frôlait plus qu'une planche gluante de sang.


Il poussa un gémissement d'horreur.

L'humide puanteur du sang monta à ses narines.

Mais un adieu, où se mêlaient de fuyantes clameurs, chuchotait à son oreille, pesant et sourd et pareil au bruissement graissé du couperet.

Il reconnu qu'il était tombé dans les bras vengeurs de « Notre-Dame la Guillotine ».


Gustave Le Rouge.

L'Art social, février 1893.

Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan. Gustave Le Rouge : Spectre seul. Gustave Le Rouge : Le Christ aux outrages, tableau de M. de Groux.



jeudi 18 mars 2010

Gustave LE ROUGE : Le Christ aux outrages d'Henry de GROUX


GUSTAVE LE ROUGE dans L'ART SOCIAL

II


Le Christ aux outrages

Tableau de M. de Groux

Entre Ponce Pilate et un redoutable légionnaire d'une impassibilité de granit, le Christ surgit d'un remous de foule, occupant le point central d'un vortex de poings et de mufles menaçants tournés vers lui.

Irrésistible est le mouvement qui précipite la maudissante cohue. On dirait tous ces furieux décochés par une baliste colossale. C'est une tumultueuse vague humaine qui déferle, roulant des groins sanguinolents et turgides de publicains et des museaux émaciés de pharisiens fornicateurs, toute une gamme de gueules d'abjection qui dévoilent, chacune à sa manière, la brute latente que, suivant Villiers, nous recelons tous sous un masque raisonnable.

Les chacals spoliés de leurs charognes, les sangliers dérangés de la fange, les vampires évincés des sépultures semblent s'être réunis pour exhaler leur fureur sous ces apparences de Juifs. L'artiste a symbolisé dans cette plèbe la bourgeoise racaille de l'humanité tout entière ; il a réuni dans une page terrible tous les princes de la Turpitudes, tous les contempteurs de l'Idée, tous les adorateurs de la féminine Bétise, tous les renégats volontaires ou inconscients du Beau.

Un petit enfant, même, hurle instinctivement au giron approbateur d'une mégère.

Tout en bas un chien aboie.

Vers la droite, d'anonymes bras menacent, coupés par le cadre, qui font penser à ce :

« Noir vol du Blasphème, épars dans le Futur » (1)

dont peut-être, aussi, l'artiste s'est souvenu en sillonnant le ciel d'un innombrable volier d'oiseaux sinistres.

De cette marée de populaire dont la montée envahit la moitié de la composition, saillent deux uniques figures compatissantes, Marie et Madeleine, admirables par leurs larmes toutes deux et par leurs bouches griffées aux coins d'une surhumaine désolation.

Plus loin et plus haut, près du proconsul, un centurion s'absorbe en d'inquiètes méditations. Est-ce un mystérieux saint Paul ? Représente-t-il l'intelligence, douloureuse de servir la Violence ? Je ne sais, mais il est difficile de rendre plus tangible une anxiété humaine que M. de Groux ne l'a fait en cet émotionnant visage de latin aux regards soucieux et profonds et aux lèvres plissées.

Sur le même plan, une impitoyable digue de soldats d'un aspect quasi fantômal, avec leurs démesurés panaches et leurs cuirasses d'aucune époque, contient le torrent blasphémateur du pommeau de la lance et de leurs chevaux au regard presque humain, cabrés.

Quelques-uns de ces légionnaires clament vers le ciel, en des trompettes d'où pendent de longues pourpres, la déchéance du prophète-dieu évoquant à son supplice la totale humanité.

Et ce supplice s'annonce ineffablement terrible, car l'Esprit l'abandonne, sous la forme de deux anges qui, d'une aile désolée, gagnent le ciel.

Il n'y a plus maintenant que le Christ-Homme, le Christ de Tertullien, celui qui assume toutes les fanges et qui est assez pur pour les laver.

Mais, en ce moment, le sacrifice lui est vraiment trop dur ; il repousse le calice d'ignominie, il n'a plus la force. Un mouvement de recul et d'effroi tout physique fait trembler ses jambes.

Brandi, comme une poignée de loques sanglantes par un Pilate au ventre d'eunuque, au profil de porc qui le désigne à la multitude avec un hoquet de dégoût, le Christ tomberait sans le soldat qui, par derrière, l'étaye d'un bras raidi.

Un manteau de ridicule pourpre glisse, à peine tenu d'une corde, des épaules du Fils de l'Homme, laissant nues les cuisses frémissantes et tigrées du sang figé des écorchures et du lilas des ecchymoses. La face est terrible et pitoyable ; les yeux cernés, striés de fibres vermeilles, sont stagnants et veules ; une épouvante intense s'y reflète.

De la couronne d 'épines giclent de rouges filets qui serpentent le long des ailes du nez et dégouttent jusque dans la bouche contournée par une crispation d'agonie.

On sent que ce Christ a atteint le dernier terme de la souffrance ; la main du Supplice est sur lui.

Déjà, dans un lointain, de moindres victimes sont liées pour la Mort.

Dans le fond, des croix, des lances, des étendards de légions, des échelles, des glaives hérissent le ciel blafard où déjà tombe la Nuit et dont la funèbre opacité n'est troublée par nul accessoire effet de couchant.

Cette gigantesque composition tourbillonne dans une mêlée de colorations féroces et malades, aiguës et tristes, dont l'harmonie ne remémore rien de vu jusqu'ici et ne relève d'aucune formule.

Je ne pense pas qu'il y ait une œuvre picturale d'un si superbe élan, d'un plus impétueux mouvement que cette émotionnante toile dont la contemplation est véritablement vertigineuse.

Tel ou tel détail qui pourraient déplaire, ligne moins pure ou louche, moins harmonieuse, se fondent et s'annihilent dans la terrible unité de l'ensemble. En quelque coin du tableau qu'on regarde l'œil palpite et planant sur ce fourmillement de têtes et de bras, revient par un mouvement instinctif vers le Christ lamentable du centre.

Et que de large humanité dans la conception de ce chef-d'œuvre d'un catholique ! Ce n'est pas que le sang du seul Christ, c'est l'âme des pauvres et l'âme des artistes de toujours qui coule sous la main impie des Riches et des Imbéciles. Le tableau de M. de Groux est la plus sanglante satire de notre société incurieuse d'art et de justice et marquée pour de prochaines destructions.

Magnifique représentation de l'âme assaillie par les suggestions de l'en-bas et bientôt défaillante si l'esprit divin ne la soutient, le Christ aux outrages semble inspiré par quelque ange de ce pur et haut moyen-âge, vers lequel beaucoup d'artistes que dégoûtent le temps présent se tournent.

Le Royaume de l'Art est aux fiers désintéressements et aux vouloirs convaincus.

G. Le Rouge


L'Art social, juin 1892.

(1) Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur est le dernier vers du Tombeau d'Edgar Poe de Stéphane Mallarmé.

En cette année 1892, ils sont nombreux a avoir écrit sur ce tableau, qui fit la réputation de Henry de Groux : Léon Bloy, Remy de Gourmont, Octave Mirbeau, Paul-Napoléon Roinard, Camille Mauclair... (1) On trouvera une recension de ces articles, dans « Un chef-d'oeuvre pour ces temps d'incertitude » : « Le Christ aux outrages » d'Henry de Groux par Rodolphe Rapetti, dans la Revue de l'art, 1992, numéro 96.

Parmi cette pléiade de critiques, la signature de Gustave Lerouge éveille l'intérêt, les textes de celui-ci avant la publication de ses romans d'aventures, ou de science fiction, et notamment le Docteur Cornélius, sont assez peu connus et méritent mieux que l'oubli complet. Preuve en est cet éblouissant article sur le très controversé tableau de de Groux.

Gustave Le Rouge, dans ses premiers écrits, s'il collabore à des revues à tendances anarchistes, comme l'Art social, choisit de se pencher pour deux articles critiques sur des artistes catholiques, Péladan, pour A Coeur perdu, en 1888, dans la Revue septentrionale, et de Groux et son Christ aux outrages, ici. Ce n'est pourtant pas pour leur obédience religieuse, qu'ils suscitent l'intérêt de Le Rouge, mais plutôt pour leur esthétique, la beauté de leurs oeuvres. Le Rouge écrivait de A Coeur perdu de Péladan : « peut nous chault l'inexactitude ou la fausseté du livre philosophiquement parlant si, littérairement, ce livre est beau. Qu'importe l'idolâtrie d'un Phidias s'il a créé des faux dieux dont les images sont divinisées par son génie ! Il nous est bien indifférent que ce soit le paganisme ou toute autre religion qui ait inspiré à Paxitèle ses divines statues. » Avec l'oeuvre de de Groux, Le Rouge va plus loin, après avoir rappelé qu'elle était l'oeuvre d'un catholique, il n'hésite pas à voir dans ce Christ, le pauvre et l'artiste brimés par les philistins modernes : « Ce n'est pas que le sang du seul Christ, c'est l'âme des pauvres et l'âme des artistes de toujours qui coule sous la main impie des Riches et des Imbéciles. Le tableau de M. de Groux est la plus sanglante satire de notre société incurieuse d'art et de justice et marquée pour de prochaines destructions. ». La haine du bourgeois, du conformisme social, de certains catholiques, comme Barbey d'Aurevilly, Villiers, Bloy, ou Péladan, lignée où se situe Henry de Groux, cette critique radicale qui nous montre une société allant fatalement vers sa destruction, serait-elle aussi « destructrice » que celle des libertaires ? C'est ce que semble penser Bernard Lazare, au moins pour Péladan, dans un article de 1893, sur Typhonia, où il notera : « M. Péladan a contre la bourgeoisie la même haine que les communistes ; il a pour le militarisme, pour la justice, pour le patriotisme, pour le pouvoir démocratique, la même horreur que les anarchistes, et de ses romans on tirerait facilement une centaine de pages dépassant en violence bien des brochures de combat, qui contribueraient très activement à la propagande destructrice. »


(1) Saint-Pol Roux admirait, lui aussi, ce tableau de de Groux, voir l'article de Mikaël Lugan sur Le Fumier, dans son blog Les Féeries intérieures.

Henry de Groux dans Livrenblog : Henry de Groux et son journal.

Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan.


A venir, extraits de L'Art social : Spectre seul, octobre 1892. Notre-dame la Guillotine, février 1893.


Gustave LE ROUGE : SPECTRE SEUL




GUSTAVE LE ROUGE DANS L'ART SOCIAL

I

Spectre seul

L'Ombre semblait pleuvoir avec les fluides hachures d'une averse qui fuyait interminablement d'un ciel enfumé, pareil de ton au ciment noirci par de terreuses infiltrations, comme si cette indigente ruelle et toute la maussade ville provinciale elle-même eussent été construites sous les voûtes fangeuses de quelque réservoir souterrain. Déjà la nuit se blottissait aux angles de la triste salle de café où j'étais assis, une maladroite et rougeaude bonne n'en finissait pas de remonter – avec une foule de bruits agaçants – une demi-douzaine de lampes grinçantes, et je baillais mortellement, endolori par le tambourinement monotone des gouttes sur les vitres et le sourd pataugement des passants hâtés parmi les flaques d'eau sale.

Bientôt je m'aperçus que – depuis longtemps déjà – mes yeux distraits s'étaient fixés sur un homme à la physionomie chagrine qui, comme moi, semblait plongé dans le plus nauséeux désœuvrement. Ayant considéré attentivement – pendant que j'étais moi-même l'objet d'un pareil examen – son front dégarni, ses prunelles décolorées, ses paupières rougies et plissées d'une infinité de menues rides, sa lèvre inférieure pendante et son envahissante barbe grise, je fus saisi d'une soudaine pitié et, presqu'au même instant – avec une fulgurante rapidité – j'eus la conscience de posséder – au moins passagèrement – l'inexplicable pouvoir de m'immiscer aux plus intimes sentiments de l'inconnu et de m'identifier avec la substance de ses afflictions.

Au moment où je l'observais, l'homme, dont le cœur paraissait vide et désolé, tournait toutes ses mélancoliques pensées vers les époques plus heureuses de son enfance. Le vivant et joyeux affairement de la ville maritime où il était né bruissait dans le lointain de son souvenir. Les spectres des choses passées se levaient avec les couleurs apâlies de l'oubli. Une opaque futaie de mâts s'érigeait avec des clairières de granit et de mer ; de blanches digues s'allongeaient portant très loin les grêles colonnes des phares.

Par delà les faubourgs de la ville se prolongeaient de vastes chantiers penchant vers les bassins les carènes des futurs navires, incessamment retentissantes de martèlements cadencés. Derrière les poupes s'alignaient à l'infini de hauts et larges cubes de madriers de Norwège laissant entre eux de stricts couloirs où nageait un parfum de résine.

L'imagination de l'homme se faufilait dans les détours familiers de ce labyrinthe tapissé d'un gazon dru et frisé sur lequel s'ébattait une gazouillante volée d'enfants, aux mains souillées de goudron, aux vêtements attristés d'accrocs et de taches ; il concentrait toute sa puissance mnémotechnique sur ces figures éparses, mais, des noms qui s'offraient à lui, il n'en pouvait articuler aucun d'une façon précise.

Entre toutes, une vision l'arrêtait, c'était une agile et blonde fillette dont les pieds tannés d'un hâle salin frétillaient sous une robe bleue déteinte ; il se rappelait l'avoir un jour couronnée d'un diadème de coquillages et de ces chardons cæruléens dont les racines rampent dans les sables telles que des cordes grasses.

Mais, de même que ses autres compagnons d'enfance disparus depuis lors sans qu'il eût conservé de relations avec un seul d'entre eux, l'enfant qu'il avait aimée était fortuitement partie au loin et jamais plus il n'avait entendu parler d'elle.

Poussant un soupir de regret, l'étranger poursuivit le cours de sa rêverie.

Aux chantiers avaient succédé de petits jardins des bas quartiers dont les carrés de choux rouges et de pommes de terre étaient séparés par de vivaces haies de sureau ou de courbes épaves de navires, égayés par des touffes capiteuses de romarin et d'angélique.

Là encore, il reconnaissait beaucoup de figures d'amis. Par malheur, il y avait de longues années qu'il ne s'était enquis de leur situation et ils l'avaient sans doute totalement oublié.

A ce moment, un bref temps d'arrêt se produisit dans les fuyants rappels de cette imagination. Il me sembla que le rêveur éprouvait une complète fatigue, un écœurement absolu, et je ne vis plus rien.

Cet état de prostration ne se prolongea pas ; comme le flot impétueux d'un jeune sang, de recrudescentes souvenances affluèrent vers la cervelle du solitaire ; une autre ville de la Mer – située, celle-là, dans les dernières brumes septentrionales – s'offrit à lui ; c'était en un quartier de matelots, éclatant d'un vacarme de rixe et de jurons et sur lequel pesait un fumeux brouillard d'alcool et de tabac. Des trognes rubicondes, dans le brouillard, se balançaient avec de vagues sourires ; des servantes fardées, aux lèvres connues versaient de brutales eaux-de-vies et de machinales caresses.

L'étranger se récapitula amèrement les noms des camarades de son âge mûr, ils lui étaient devenus aussi inconnus que les amis de sa jeunesse.

Alors les paysages de sa mémoire varièrent encore. Et ce fut une île tropicale endormie dans la splendeur des feuillages et des floraisons qui semaient leurs pétales vers le clair océan. Mais un long paquebot, salit l'azur de ses cheminées vomissantes ; forcé par les circonstances, l'homme s'embarqua et, sur le pont, il agitait encore de vagues gestes d'adieu aux quels répondaient du rivage de plaintives mains féminines de plus en plus lointaines.

Longtemps encore et vainement, l'homme compulsa tous les séjours et toutes les fréquentations de ses voyages ; du gouffre de plus en plus ténébreux de son souvenir ne surgissaient que des indifférents ou des morts ; une profonde lassitude d'âme l'envahit, il constata avec désespoir qu'il était possédé par la solitude.

A contempler la pluie de plus en plus copieuse et torrentielle dans la rue de plus en plus déserte, la salle où la nuit s'installait et dont pendaient les tentures moisies, il se sentit un égal dégoût de partir ou de rester et s'affaissa sur les journaux cent fois lus, sur les journaux crasseux et ressassés comme le reste .

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En cet instant les lampes furent enfin apportées. Alors, je poussai un faible gémissement et il me parut qu'on m'entrait dans le cœur la pointe vive d'un glaçon, car je venais de constater que c'était – dans le tain boueux de la glace – le propre reflet de ma face vieillie que je contemplais et que c'était mon propre délaissement que je venais de distraitement scruter avec tant d'inutile et soigneuse cruauté.

Gustave Le Rouge.


L'Art Social, octobre 1892.

Après avoir donné un article sur le Christ aux outrages, tableau d'Henry de Groux, Gustave Le Rouge, publiera deux nouvelles dans la revue de Gabriel De La Salle, l'Art social, ce Spectre seul et, à venir, Notre-Dame la guillotine.

Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan. Gustave Le Rouge : Le Christ aux outrages, tableau de M. de Groux. Gustave Le Rouge : Notre-Dame la Guillotine.

mercredi 17 mars 2010

"Déliquescence" par Antoine CROS


Quand le "Symbole est Dieu", et "Mallarmé son prophète", Antoine Cros ne comprend plus rien.

Déliquescence


Aristote, ô pédant ! Par ta sotte doctrine,
Que de chef-d'œuvre, hélas ! Naquirent avortés.
D'un Corneille il fallait la puissante poitrine
Pour ne point étouffer sous les trois Unités.

Et le pauvre rimeur suivait la ligne droite
Qu'après toi lui traça le bonze Despréaux :
Ah ! Malheur à celui qui, de sa geôle étroite,
Eut tenté de briser les stupides barreaux.

Et c'était l'Hémistiche, et c'était la Césure
Qui faisaient sentinelle aux portes de la tour,
Ayant seules pouvoir de garder la Mesure,
Et, sur l'Enjambement, frappant dru tour à tour.

Enfin Malherbe... - allons, corbleu ! Je me fourvoie,
Tant mon vieux souvenir du Classique est imbu. -
Enfin Hugo paraît, et fait un feu de joie
Du harnais démodé d'un Pégase fourbu.

Qu'il anime le Drame ou la grande Épopée,
Qu'il chante : Amour, Vertu, Patrie ou Charité,
Le mot jaillit, tantôt tranchant comme une épée,
Tantôt fier, tantôt tendre et de pleurs humecté.

Hardiment il s'élance aux Vents de la Pensée ;
Rien n'arrête son vol au fulgurant essor,
Et la rime étincelle, à chaque vers fixée,
Comme un pur diamant au bout d'un collier d'or.

Que m'importe, ô Géant, que ton génie entasse
Merveille sur merveille, Ossa sur Pélion ?
Le Pygmée, à présent, sur ton cadavre passe
Sans peur de réveiller ta fureur de lion.

Et, gouailleur, il te dit : « Ta gloire nous assomme !
» Ta cendre est remisée au Panthéon, c'est bien !
» Qu'exiges-tu de plus ? Va, dors en paix, bonhomme ;
» allons, bon débarras ; on ne te doit plus rien !

» Aujourd'hui nous avons une plus forte École ;
» Ton gâteux Romantisme est du Berquin pour nous ;
» Ton Culte est rococo, nous brisons ton idole ;
» Il n'est plus qu'un vrai Dieu qu'on adore à genoux.

»Seul le Symbole est Dieu, Mallarmé son prophète,
»Verlaine son grand Prêtre, et, bel enfant de chœur,
»Lentement, René Ghil, quand le temple est en fête,
»Lance l'encens issant de son Verbe vainqueur ! »

Et moi, pauvre naïf, qui pensait qu'un Symbole
Devait représenter clairement à l'esprit
Une idée éclatante. Allons donc ! Faribole !
Des mots, des mots, des mots ! Pas même du sanscrit !

Soit ! Le Symbole est Dieu ; mais quand à son mystère,
Même avec ses fervents je m'accorde en ce point,
Que, n'y comprenant rien, le mieux est de se taire :
On y croit si l'on veut, on ne discute point !

A. Cros


Art Social, novembre 1891.

mardi 16 mars 2010

René Ghil préface à "L'Autel inachevé" d'Hilda Steiger



Un premier livre de Poèmes, de poèmes surtout : couper ses pages, quel qu'il soit, n'est-ce point, le parcourant dès lors, - d'une hâte que retient un sentiment tel que pudique et religieux à pénétrer aux lieux interdits où une âme secrète, nouvellement, vient pour elle-même dire tout haut l'émoi de s'être connue et saisie parmi les Choses !

Et, quand il s'agit du livre en prélude de Hilda de Steiger, son titre : L'Autel inachevé, n'est-il pour nous avertir aussitôt de quelque chose de sacré au conscient de l'Auteur : le don de soi, en ardent sourire mais en certitude d'évertuement et de détresse, au dieu de Savoir et de Beauté de qui nous ne susciterons pas la présence entière – qui se renouvelle dans son éternité...

Premier livre, dont parurent depuis deux années quelques pages quasi soustraites à l'assidu travail de reprendre, d'éliminer, de préciser en une savante simplicité, mais auxquelles répondit l'attention émue de la tendre promesse des Naissances, de poètes et de lettrés... De Hilda de Steiger qui vit « en Québec », le talent si naturellement né de soi tout en se trouvant d'intuitive sensitivité en le plus large et vrai sens de la Poésie présente, - son talent délicat dans l'ampleur suggestive vint ainsi vers nous comme avec innocence, et ainsi que nous dûmes presque le lui révéler à elle-même.

J'ai dit tout à l'heure : poèmes en prélude, - témoignant par là de puissances qui me paraissent se devoir logiquement développer en l'inspiration d'après l'Autel inachevé. Mais si, sous l'exprimé, nous apercevons en devenir le talent du poète, nul doute : le livre de prémices ne restera point isolé à l'orée de sa vie poétique. Il demeurera lié étroitement à l'Oeuvre de demain par les qualités individuellement génératrices qu'il détient. Or, quelles sont-elles ?... La deuxième partie du volume, la plus étendue, se présente à première vue comme de poèmes divers l'on dirait au gré de l'émotion égotiste. Pourtant, là-même se discerne ensuite que de générales aptitudes de l'esprit ont opéré de partiels groupements, si nuancées qu'en soient les limites. Tandis que telle aspiration à l'unité se dénonce distinctement en l'harmonieux poème de première partie : Amour, - où tous les moments concourent à un temps ainsi qu'éternel de l'âme amassée.

Mais partout, si le « Moi » en acte parmi son émotive épreuve aux causes, assure un thème prédominant, il ne s'attarde point au stérile concept idéaliste créateur d'un monde d'apparences, selon, poétiquement, le mode Symboliste – et son procédé par analogies préconçues. Le poète de l'Autel inachevé ne relève donc pas de la poésie égotiste : de la sensitivité multiple Hilda de Steiger se meut en la Vie et son sens de relativité en mouvement.

Donc, parmi la complexité du phénomène, elle ne tendra pas, d'un évertuement égocentrique et primitivement magique, à astreindre la Nature à se douer d'âmes successivement pareilles à la sienne et la prolongeant et la multipliant, précairement. Simplement et avec une sorte de désistement – et là est la caractéristique, dont l'envoûtement émouvant nous tient en lui, plus qu'on ne le perçoit, - elle entend pathétiquement et en soi comment la Nature, de la multiplicité de ses rapports et de l'Humain à l'Universel, complète de vastitude et de suavité ses états d'âme. Et elle l'exprime par l'exprime par d'immédiates transpositions, avec, entre tout, la sensation omniprésente des Inconnues et de la vie des élémentaires Forces.

Elle l'exprime d'un Verbe et d'un Vers de toute simplicité. Mais, nous ne nous méprenons pas ! Simplicité pleine d'intensités, et d'un art qui n'arrive à telle musicalité d'assonances et à tel surcroît de directe suggestion, que par le travail passionné mais pondérant – qui, en même temps, d'une émotivité personnelle accentue à la diverse énergie de la pensée le transport mesuré du Rythme...

Je ne dirai davantage de l'Autel inachevé, qui prit mon rêve, - si ce n'est pour reconnaître en lui une ingénue, une sûre prédestination poétique, et me dire heureux des premières réalisations qu'il apporte – ainsi qu'un instant élu peut contenir les dons de toute une vie qui deviendra.

René Ghil.



La Fumée des trains

La Vaste plaine...
Des bois assombrissent cette monotonie
se décolorant près de l'horizon.
Les champs restent endoloris
après un premier gel -
nul mouvement sur l'étendue.

Une vie étrangère
émerge et trouble l'immobilité.
Elle agite une écharpe blanche
qui s'étale, et grandit :

se faisant nuage
aux mamelons mouvants,
devenant tunique
aux plis gonflés,
elle ambre sa couleur
et s'abat.

Son souffle jaune
offense le sol vierge
et le silence inquiet
voit son rêve s'enfuir...

Mais la colline ouvre son flanc
pour absorber le pan de robe
et l'immobilité esquisse un geste -
elle revient.

Hilda de Steiger
L'Autel inachevé. Éditions Rythme et Synthèse, 1924, 92 pp.

Les Oeuvres de René Ghil numérisées sur le site de Gallica.

René Ghil : Le vœu de vivre, et autres poèmes choisis par Jean-Pierre Bobillot, avec CD (lecture par R. Ghil en 1913), PU Rennes, 2004. / De la poésie scientifique et autres écrits. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Bobillot, Grenoble, Ellug, 2008.

En ligne sur Sitaudis, de Jean-Pierre Bobillot : René Ghil : celui qui a dit non à Mallarmé

René Ghil dans Livrenblog : René Ghil. "Chair mystique" et "Titane". Charles-Louis Philippe par René Ghil. Réponse de Ghil à l'enquête sur la poésie et les poètes de la revue Le Beffroi. Extrait de lettres de Ghil à Albert Lantoine.


jeudi 11 mars 2010

Jean VEBER par Camille MAUCLAIR





Jean Veber

Qu'il suscite, dans une arabesque alerte et railleuse, la frise mouvementée des grotesques actuels, hommes du jour, cabotins, maîtres et valets littéraires, ou que fatigué d'eux et dompté par une fantaisie plus ardente il dépasse ce monde et s'enfonce aux ombres du rêve et du cauchemar pour y évoquer des gnomes plus divinement difformes, toujours, se révèle intensément expressif et français. Jean Veber, dont la face maigre et creuse, aux yeux brûlés de rêverie et d'acide ironie, retient une amertume au pli rieur des coins de lèvres. Pâle, pensif et non sans quelque égarement élégant, il m'apparaît comme un de ses masques lui-même, railleusement penché sur un siècle en dérive ; et sur la mascarade bigarrée qu'il cerne et définit par le japonisme simple et sûr de son trait, descendant des crépuscules désespérés et tragiques dont la lumière sulfureuse hallucine son œil en blêmissant son teint de prometteur lunaire. Outre qu'en ce tumulte il reteint la plus bouffonne et cinglante iconographie de la suffisance moderne, ce sceptique est un tendre, et rêve et souffre aussi : l'homme des foules, évoqué par Edgar Poë, dut être ainsi, jeune homme. En vain regarde-t-il avec l'acuité du caricaturiste les foules qu'il transcrit dans ses journaux ou albums, encadrant les textes délicatement frondeurs de son frère par d'innombrables croquis incisifs et légers : son âme se refuse à croire à leur réalité entière, et les mêle déjà au monde chimérique de nains et de lutins qu'elle désire, et où elle est constamment prête à entrer de plain-pied sans savoir qu'elle a quitté celui-ci. Là, parmi les forêts où meurt la magnificence d'un soleil de féerie, l'imagination de Jean Veber se complaît à grouper des farfadets et des monstres selon l'horreur pittoresque où les songea l'enfance, afin que soudainement les subjugue le geste pur de quelque princesse aux paons, tremblante ou amusée sous les velours brodés et la couronne d'or. La laideur et la rage, notées dans la vraie vie par l'artiste attristé, deviennent ici fantastiques, et atténuées par l'atmosphère même du conte de fées, comme ces bons dragons formidables qui devront toujours être vaincus à l'issue de la légende, au point que la flamme terrible qu'ils vomissent soit tout au plus le feu de Bengale propre à faire plus noblement scintiller les pierreries de la captive ou l'armure du héros. Aussi Jean Veber diapre de tons chatoyants et précieux des paysages enchantés où s'alternent les héroïnes et les monstres. Qu'il promène son âme charmante et changeante de Thaïs (1) à Cendrillon (2), de la Cité dormante (3) à l'Homme aux poupées (4), aux tristes villes où les estropiés se battent pour une pièce d'or, où luttent sauvagement des femmes nues et monstrueuses, qu'il soit ému, violent, baroque ou souriant, c'est avant tout ma joie de retrouver en ses toiles décoratives, d'un métier sérieux et d'une harmonie heureuse, la rêverie lyrique de Perrault et celle du cher et délicieux Théodore de Banville : ce jeune homme va au devant de leurs ombres légères et connaît leurs sylphes familiers.

Camille Mauclair.

Extrait de La Chronique des Livres, "Quatre médaillons d'artistes", N° 6 du 10 septembre 1900.


(1) La page de titre de Thaïs est illustrée en lithographie couleur et or par Jean Veber : Comédie Lyrique en 3 Actes et 7 tableaux, de Jules Massenet, livret de Louis-Marie Gallet, d'après le roman d'Anatole France. Heugel & Cie, 1894. (voir illustration)

(2) Cendrillon : Opéra en 4 actes de Jules Massenet livret d'Henri Cain, (Opéra-Comique, 1899), je n'ai pas trouvé d'illustration correspondantes à cette oeuvre, pourtant Jean Veber, est l'auteur d'une série de peintures inspirées des contes de fées, qui lui furent commandées par Edmond Rostand pour sa propriété de Cambo (cf Corinne Van-Eeck, Contes et fables dans les livrets de salon, Romantisme, 1992, N° 78). La B.N.F. possède une série d'illustrations intitulée Conte de Fée, sans origine. Il exposa au Salon de 1894 un tableau intitulé Conte de Fée, une scène fantastique « une fée attrapant un dragon avec une sorte de hameçon » (cf Corinne Van-Eeck).

(3) La Cité dormante nouvelle de Marcel Schwob, parue dans le Roi au masque d'or. Jean Veber est l'auteur de l'illustration de couverture de Mimes du même Schwob, mais je n'ai pas trouvé d'illustration pour La Cité Dormante.

(4) Jean-Louis Renaud [Louis Janot et Louis Lacroix]: L'homme aux poupées. dessins de Jean Veber. H. Floury, [ca 1899]. Réédition : Ludd, 1988, avec une préface de Sylvain Goudemare.















Illustrations de Jean Veber extraites de Contes des Dix mille et deux nuits par Félix Duquesnel. Flammarion, s.d.

Jean Veber sur Livrenblog : Coup de Filet par Les Veber's et compte-rendu de Willy pour Les Veber's. Les Veber : Joviale Comédie. X... Roman impromptu (à dix mains). Les Veber's par Jules Renard. L'Armoire aux poètes vidés. Jean Veber et Félix Duquesnel.